Un Caribéen à Alger, cela faisait pourtant des années que l'écrivain haïtien Louis-Philippe Dalembert avait fait connaissance avec l'Algérie. Une rencontre pleine d'émotions et qui avait désormais laissé des séquelles, du moins littéraires. Dans un court récit autobiographique sur Maghreb Cultures Sud, l'écrivain revient sur sa perception, à l'adolescence, du Maghreb. Une vision vague, floue et pleine de mythes véhiculés par ses lectures à une époque où son univers était limité à «un concept lointain, tant du point de vue géographique que culturel. Ton horizon se limitait lors aux Amériques, aux métropoles européennes, à l'Egypte ancienne et, essentiellement, dans ses liens avec la Traite, à l'Afrique sub-saharienne». Et avec l'Algérie, c'est une autre histoire, un «accident», dit-il avec une pointe d'humour. «Ne voyez là aucun lien avec le fait que l'année de l'indépendance de l'ancien département français corresponde à celle de ma naissance.» Né en 1962, Louis-Philippe Dalembert ne pouvait échapper à la vague des pays en phase de décolonisation. C'était encore une époque où, adolescent, il dévorait les livres, souvent écrits par des intellectuels anticolonialistes. Imprégné de ses lectures politico-idéologiques, le jeune Louis-Philippe entre de plain-pied dans ce pays qu'il méconnaissait : «L'Algérie a débarqué dans ta vie amenée par un double démon. Celui de la politique dans un premier temps. Celui auquel on n'échappe guère quand on naît et grandit dans l'atmosphère de plomb d'une dictature ubuesque, sur un bout d'île ballotté par tous les cyclones contraires de l'Histoire.» Et c'est l'auteur des Damnés de la terre et de Sociologie de la révolution qui lui fera connaître l'Algérie révolutionnaire, une découverte qui le marque puisqu'il en reparle ému : «Dès les premières pages, tu es contrarié : le livre ne parle pas de Cuba, mais de l'Algérie. (…) Voilà comment cette région d'Afrique du Nord, coincée entre l'Atlantique, la Méditerranée et le Sahara, est venue ouvrir ton horizon sur le monde. Comment tu as découvert le Maghreb en tant qu'entité géographique, culturelle et politique. Que tu as cheminé sur d'autres pistes de l'histoire qui t'accompagne souvent dans ta découverte du monde. Tu dois avoir quatorze, quinze ans. Tu ne le sais pas encore, mais tu n'en as pas fini avec l'Algérie.». Effectivement, le jeune Dalembert était loin de penser que les livres n'allaient pas être sa seule porte d'entrée en Algérie. Le second démon qui s'empare de lui sans lui donner de choix est celui de l'amour «dans les couloirs vétustes de la Sorbonne. Dans les cheveux fous et le regard de gazelle apeurée d'une beurette à la lointaine origine kabyle». Une rencontre qui le bouleverse, puisqu'il en parle aussi des années plus tard dans une nouvelle qu'il intitule Le Jour où j'ai pleuré (2003). Il tombe donc amoureux d'une jeune Algérienne vivant en France et à cheval sur une culture qu'elle ne connaît que par l'héritage qu'elle en a de ses parents, alors qu'en 23 ans, elle n'avait voyagé qu'une fois en Algérie. C'est donc elle qui lui parle de cet univers qui allait tôt ou tard les séparer, cet «ailleurs rêvé, mythifié, et qui allait très vite se dresser entre vous. En attendant, vos jeunesses orphelines — la tienne d'un archipel perdu, la sienne d'une terre inconnue — se lançaient à corps défendu dans la découverte de la grande et la petite Kabylie, les luttes pour l'indépendance, les conflits frontaliers, les solidarités à géométrie variable, les interdits d'ici et de là-bas». Sa dulcinée l'initie aux grands auteurs de l'Algérie des années 70 et 80, les classiques de la génération francophone «Boudjedra, Dib, Djaout, Djebar, Mimouni, Yacine, dont elle t'a ouvert le monde, veillaient avec générosité sur vos amours clandestines, parce que tu n'étais ni musulman ni du Grand- Alger». La découverte fascinée de la littérature algérienne aura donc un arrière-goût amer, celui de la fin d'un amour que le conformisme tuera dans l'œuf. Mais le sort en est jeté, cet amour perdu va décupler l'intérêt que portera Louis-Philippe Dalembert au sort de l'Algérie et toujours en hommage à sa bien-aimée. «Plus tard, tu prolongerais sans elle, mais toujours dans le souvenir d'elle, la découverte de cet univers dans les œuvres de Djemaï ou de Sebbar. Plus tard, tu élargirais l'horizon au Maghreb tout entier auquel elle avait appris à s'identifier à cause ou grâce au regard de l'autre… Au commencement, il y eut Fanon et elle. Et la Méditerranée s'est unie à la mer Caraïbe pour former un vaste océan humain.»