Le constat est véritable en tout lieu du territoire national, le phénomène de désertification a commencé depuis 3 ou 4 ans, et en 2011, nous atteignons le seuil critique au-delà duquel plus rien ne sera comme avant, comme du temps béni où une simple fermeture de librairie ou de cinéma soulevait protestations, pétitions et sursaut salutaire. L'éradication de lieux culturels dans les principales artères de nos villes et la prédominance des fast-foods et enseignes dites «prestigieuses», nous ont transformés en société de consommation et d'abrutissement. Pourquoi en sommes-nous là aujourd'hui ? L'une des premières raisons trouve sa source dans le démantèlement brutal du secteur public de l'édition sans qu'aucune vision d'avenir n'ait été envisagée. Aucun des gouvernements qui se sont succédé depuis les années 1990 n'a engagé de processus économique, industriel et culturel qui permette d'assurer au pays un minimum d'activité éditoriale pour satisfaire tout au moins les besoins de l'école, l'université, les métiers, la diffusion du savoir. On s'est payés de mots creux tels que «politique du livre» «loi sur le livre», organismes divers et variés devant se pencher sur «le grand corps malade livre». On a organisé des foires, des salons et des festivals à foison, on a fait de la mousse, on a berné les gens, on a bricolé et détricoté le patrimoine hérité de l'époque coloniale. Plus de formation, plus de réseau national de distribution, plus d'échanges ni de partenariat internationaux (pas même avec le Maghreb ni avec le pays de Naguib Mahfouz, pour raison de contentieux footballistique !) On a fait le vide autour de nous, les stands de livres algériens dans les salons à l'étranger sont une honte pour l'image du pays. Mais n'exagérerons pas trop tout de même, la nature ayant horreur du vide, il se fait des choses chez nous. Elles sont de deux natures : la publication de nombreux livres d'une «édition courtisane» qui obéit au doigt et à l'œil des décideurs qui distribuent subventions et prébendes pour célébrer des manifestations officielles à la gloire de l'Algérie en France, de la culture arabe et de la culture de l'Islam. Les éditeurs algériens sont devenus étroitement dépendants du budget de l'Etat, ils y ont perdu leur âme, leur créativité et leur utilité sociale ou culturelle. Comme au bon vieux temps du pseudo socialisme spécifique, ils «privatisent» l'argent public, via des Sarl à 100 000 DA fort lucratives pour «des boîtes de com» de fils à papa, ou de prétendues «Dar machin…» fort éloignées de la littérature ou de la science, et bien plus, au service du sérail politico-médiatique. Les associations professionnelles ont volé en éclats, victimes des appétits voraces de quelques entremetteurs zélés et d'affairistes uniquement préoccupés par le gain facile et le souci de plaire à leurs maîtres. En 2011, on peut compter sur une demi-main les maisons qu'on peut nommer édition. – Il existe aussi une édition de livres religieux et parascolaires de bas de gamme pour occuper les imprimeurs et garnir les faméliques rayons des «Maktabat et adawat madrassia wa diniya» qui fleurissent un peu partout. Ces livres n'apportent aucune valeur ajoutée aux programmes scolaires officiels, sinon le sempiternel bourrage de crâne mâtiné de théologie rétrograde. L'édition scolaire reste le domaine réservé des puissances conservatrices tapies dans les institutions de l'Etat et les milieux d'affaires influents. On en mesure les dégâts à la sortie des cursus scolaires et universitaires. L'édition religieuse sert la propagande de théologiens xénophobes niant tout effort d'ijtihad et de véritable spiritualité. La BN (Bibliothèque nationale) elle-même n'échappe pas aux «méthodes de travail personnel» de son directeur (ex-écrivain, ex-sénateur et ex-ministre) qui délivre le dépôt légal au gré de ses humeurs, quitte à se faire désavouer par sa ministre… et conserver tout de même son poste ! La seconde série de raisons qui menacent l'existence de nos professions d'édition et de librairie tient à ce que certains nomment improprement «un certain patriotisme économique» qui a conduit à la limitation des importations, et particulièrement des importations de livres. Mais qu'on ne s'y trompe pas, le commerce de kiwis et de «khourda taïwanaise» ne se porte pas mal du tout. Est-ce que le livre grève si lourdement le budget de l'Etat qu'il faille en limiter ou interdire de fait l'importation ? Que représente-t-il dans la balance des paiements extérieurs, sinon un chiffre ridiculement bas et que personne ne publie d'ailleurs ? Bien que le sujet dépasse le cadre et le propos de ce billet d'humeur, je m'interroge avec le lecteur sur ce qui peut être considéré comme une malformation monstrueuse du «modèle économique algérien». Je veux parler du système «import-export» et de cette économie de «conteneurs» qu'on nous impose depuis la pseudo libéralisation des années 1990. Dans le secteur du livre et des produits culturels, l'activité «d'import-import» n'a aucune raison d'exister, car chacun des maillons qui le composent (auteur, éditeur, imprimeur, diffuseur, distributeur, libraire), a besoin d'échanger, de commercer avec l'étranger dans les 2 sens : importation et exportation ! Les confrères dans les pays voisins sont autant exportateurs qu'importateurs. Ils mettent à profit leurs avantages comparatifs aux plans intellectuel (Liban, Egypte), industriel (imprimerie en Tunisie ou Maroc) financier (pays du Golfe) pour faire rayonner leurs auteurs, leurs industriels, et… leur propagande aussi. L'Algérie a créé une castre de vampires de l'import-import qui a ruiné l'économie (trabendisme, effondrement du dinar, clochardisation de la jeunesse, course effrénée au gain facile et à la rapine, la liste des maux sociaux remplirait une pleine page…) Elle s'est enfermée dans un ghetto stérile et anachronique ne reposant sur aucun «patriotisme», sinon celui de la mamelle de la rente. Ces pourfendeurs du «socialisme de la mamelle» des années 1980, devenus plus tard ministres et apparatchiks, nous ont fourgué cet avatar de patriotisme libéral qui se nourrit à la mamelle de la rente pétrolière. Notre pays possède des talents, des savoir-faire techniques et industriels qui auraient permis d'exporter autre chose que des hydrocarbures, si les agents économiques, les facteurs de création et de production avaient pu interagir librement, professionnellement, dans des rapports de saine concurrence, aussi bien entre eux dans le pays, qu'avec les partenaires étrangers, ceux de notre environnement immédiat : l'Europe, le Maghreb, l'Afrique et le monde arabe. On aurait pu imaginer un système dans lequel auraient existé des organisations socioprofessionnelles réellement démocratiques entretenant des relations normales avec les institutions étatiques chargées de réguler l'économie (Douanes, fisc, Banque centrale) et de promouvoir la production et le travail créatif des Algériens, salariés, artisans et entrepreneurs. Ce système aurait généré une vraie valeur ajoutée aux ressources naturelles et humaines dont dispose le pays. Il aurait abouti à de bien meilleurs résultats que ce dirigisme aveugle, sourd et muet qui fait la part belle à la gabegie, au vol et à la corruption. Nos médias, nos livres, nos films, notre création artistique auraient donné un autre visage du pays, et on sait l'importance de la culture, des arts et de la science pour l'image des peuples et des nations. Assia Djebar, Yasmina Khadra, Benmalek, Zidane, Fellag, Bouchareb, Boutella, Khaled, Idir sont-ils des produits français ou algériens ? L'indigence de nos politiques en a fait des exilés étrangers dans leur propre pays. Nous assistons à l'éveil de la conscience citoyenne au sein de la jeunesse et des populations brimées et marginalisées par un système prédateur qui gaspille la rente pétrolière au profit d'affairistes dignes des colons de jadis. L'espoir renaîtra par l'accès à la culture, au livre, au cinéma, au théâtre, au savoir, enfin libérés de tous les interdits. Les libertés de création, de publication, d'édition, d'importation de toutes les œuvres de l'esprit sont les antipodes aux ténèbres de l'ignorance et de la violence dans notre société déjà au bord de la rupture. La lutte contre la corruption généralisée et l'asservissement de l'intelligentsia du pays devraient figurer au fronton de tous groupes, associations et partisans du changement et de la démocratisation de notre société.SOS ! Le pays et sa culture sont en danger.