Tlemcen De notre envoyé spécial Djanina Messali Benkelfat, fille de Messali Hadj, fondateur du Parti du peuple algérien (PPA), a reproché aux partis leur inaction dans le processus de reconnaissance et de réinsertion de son père dans l'histoire du mouvement national. «Cette inaction établit incontestablement leur faiblesse, leur manque d'audace et l'inexistence de leurs audiences. Amnésiée et formatée pendant cinquante ans par la propagande du parti unique, la société civile n'a jamais pu ni su jouer son rôle», a-t-elle déclaré hier à l'auditorium de la faculté de médecine de l'université Aboubakr Belkaïd de Tlemcen à la faveur du colloque international intitulé «Cette terre n'est pas à vendre» sur Messali Hadj organisé par l'association Ecolymet et le laboratoire de recherches civilisationnelles de l'université de Tlemcen. A ses yeux, la réinsertion de Messali Hadj dans l'histoire et dans l'espace public est également celle des valeurs fondamentales pour lesquelles des générations de militants se sont engagés «et qui attendent une reconnaissance nationale». Le message «inattendu» de Abdelaziz Bouteflika, qui venait d'être élu président de la République en 1999, à un colloque organisé à Paris à la faveur du centenaire de Messali Hadj, a, d'après elle, transposé le débat politique et historique de la capitale française à Alger. «C'était le premier geste politique officiel de la volonté de réinsertion de Messali Hadj. L'accélération de ce processus nous le devons pour beaucoup à Abdelaziz Bouteflika. En rupture de ban depuis cinquante ans, je n'ai jamais fréquenté les arcanes du pouvoir. Mais je peux dire que l'esprit de Bouteflika de donner à l'Algérie un état civil s'est manifesté à plusieurs reprises, cela l'histoire le retiendra», a soutenu Djanina Messali. Le colloque, qui s'est achevé hier à Tlemcen, est, pour elle, le premier du genre à aborder d'une manière indépendante l'action militante de Messali Hadj. «L'homme, dont le nom, l'engagement politique et le sacrifice ont incarné pendant quarante ans la lutte du peuple algérien pour son indépendance, a été exclu de la vie politique par la violence et de l'histoire par l'occultation. La confiscation de l'indépendance par le système totalitaire du parti unique, qui s'est imposé il y a cinquante ans, a délibérément privé la société algérienne de son histoire. Savait-il qu'en même temps, il la privait de son avenir ?», a déclaré Djanina Messali Benkelfat. Selon elle, rien n'est plus subversif que l'histoire pour un régime qui accapare tous les pouvoirs et dont l'exercice le plus évident est de les conserver jalousement. «L'amnésie organisée se programme à dessein et la censure et l'omerta sévissent dans les médias. Le nom de Messali est effacé et une histoire officielle s'édifie. Le nom et l'image de Messali Hadj disparaissent de l'espace public», a-t-elle relevé. Elle est revenue sur «la lente et difficile» réinsertion du fondateur du Mouvement national algérien (MNA) qui a commencé dans les années 1970 avec la publication de certains travaux d'historiens et de militants. Elle a cité l'historien Mohamed Harbi qui, dans son livre Aux origines du FLN, paru en 1975, a dénoncé l'accaparement par ce parti de l'action nationaliste au détriment du MNA. «Il ne suffisait pas à cette époque d'avoir des convictions solides, un esprit libre et un courage intellectuel affirmé. Il fallait avoir du courage tout court pour oser remettre en question les fondements d'institutions en place. Mohamed Harbi en a fait les frais et reçu des menaces des officines spécialisées», a-t-elle souligné. Plus tard, Mohamed Harbi devait détailler les luttes internes du mouvement nationaliste algérien dans Le FLN, mirage et réalité, puis dans Les archives de la révolution algérienne, un pavé de 500 pages, paru en 1981. «Pour la première fois des archives du MNA et des écrits de Messali que j'ai remis personnellement à l'auteur ont été présentés au public. La même année, les mémoires de Messali ont été publiés chez Lattès. Le manuscrit arrêté en 1938 pour cause de maladie de mon père a été consolidé par deux post-faces signées par Charles André Julien, Mohamed Harbi et Charles Robert Ageron. La préface a été signée par Ahmed Ben Bella qui venait d'être libéré», a-t-elle détaillé. Djanina Messali s'est rappelé aussi de sa rencontre avec Benjamin Stora, alors étudiant, lors de l'enterrement de Messali Hadj à Tlemcen en 1974. A l'époque, Benjamin Stora préparait une thèse de doctorat sur la vie militante du père du nationalisme algérien. Elle a expliqué comment les dix-sept carnets de mémoire de son père ont servi à alimenter les ouvrages écrits plus tard sur lui. Elle a observé que tous les ouvrages écrits sur Messali Hadj en France n'ont pas été distribués en Algérie, «sauf sous le manteau». «Ces publications constituent les bases fondatrices à partir desquelles une réécriture de l'histoire contemporaine de l'Algérie commence. D'autres écrits sont venus apporter leur contribution enrichissante comme les ouvrages de Mahfoud Keddache et de Omar Carlier», a-t-elle dit. L'unanimisme contrôlé sur Messali Hadj a été, selon elle, rompu après «la crise du parti unique» révélée par les émeutes de 1988. «C'était le début d'une quête mémorielle populaire, le besoin de se réapproprier son histoire», a-t-elle appuyé. Pour Djanina Messali, l'interruption du processus électoral en 1991, précédé par l'émergence du fanatisme religieux, a posé les questions non résolues depuis l'indépendance de l'Algérie : «La conception de la nation, des libertés, de la légitimité du pouvoir». «Toutes les ruptures qu'a connues le pays depuis 1962 ont remis en cause la confiance populaire en l'avenir. Il ne reste que l'histoire à cette population pour ouvrir des perspectives», a-t-elle ajouté. La mise au secret L'historien français Benjamin Stora a, lors de son intervention, salué la possibilité d'évoquer «librement», et pour la première fois, la trajectoire militante de Messali Hadj en Algérie. «C'est un pas en avant dans la connaissance historique», a-t-il dit. Il a confié avoir eu connaissance du combat nationalise de Messali Hadj en Algérie grâce l'organisation communiste dans laquelle il militait dans ses jeunes années. Il a rappelé que l'histoire du Mouvement national indépendantiste est née à travers l'Etoile nord- africaine (ENA), créé par Hadj Ali Abdelkader en France en 1926, rejoint par Messali Hadj en 1927. Avec le discours de Messali Hadj au stade municipal des Anassers à Alger, le 2 août 1936, le centre de gravité de lutte politique nationaliste radicale s'est, d'après Benjamin Stora, déplacé en Algérie. «C'est pour cela que cette date est importante. C'est un déplacement géographique et politique. C'était, par conséquent, une nouvelle configuration du mouvement nationaliste qui, pour la première fois de manière publique, voulait signifier la rupture avec l'histoire coloniale. Il s'agissait d'acte fondateur, inaugural, sur le territoire algérien par rapport naturellement à d'autres formations politiques de ce qui va constituer le nationalisme algérien», a analysé l'historien. Messali Hadj, lors d'un meeting organisé par le Congrès musulman algérien, au stade municipal d'Alger le 2 août 1936, avait arraché le micro pour lancer : «Cette terre bénie qui est la nôtre, cette terre de la baraka, n'est pas à vendre, ni à marchander ni à rattacher à personne. Cette terre a ses enfants, ses héritiers, ils sont là vivants et ne veulent la donner à personne. C'est précisément pour cela que je suis venu assister à ce meeting au nom de l'ENA, notre parti, votre parti qui est lui pour l'indépendance de l'Algérie.» Cette célèbre déclaration était, selon Benjamin Stora, le signe de l'éruption de la volonté populaire dans le débat politique algérien. «Jusqu'à cette date, le débat politique, culturel et idéologique était en grande partie l'œuvre de formations qui prônaient l'égalité politique, l'assimilation, la personnalité politique et religieuse par l'intermédiaire des oulémas. Tous ces organisateurs ne faisaient pas intervenir un acteur décisif qui était le peuple algérien. Ce n'est pas par hasard qu'un an après, en 1937, Messali dénommait son nouveau parti, le Parti du peuple algérien», a indiqué l'auteur de La gangrène et l'oubli. Il a relevé que la question de la colonisation était toujours liée à la terre, à la dépossession foncière et au refoulement des populations hors de leurs territoires. D'où la phrase expressive de Messali Hadj. «En prenant une poignée de terre dans sa main, Messali voulait dire : nous nous séparons. Cette réappropriation de la terre a résonné dans les imaginaires. Cela a permis à Messali d'être connu immédiatement du grand public», a noté l'historien. Allant dans le sens de Djanina Messali Benkelfat, Benjamin Stora a souligné que le nom du fondateur du MNA a été effacé des manuels scolaires et de l'espace public algériens pendant vingt ans (entre 1962 et 1982). D'après lui, la mise au secret a également touché les adversaires de Messali eux-mêmes, lors de la Révolution et après. A ses yeux, cela était symptomatique de l'effacement d'autres acteurs de la guerre de Libération nationale, comme Hocine Aït Ahmed, Mohamed Boudiaf, Ahmed Ben Bella, Khider, «au nom d'un slogan : un seul héros, le peuple». Benjamin Stora a observé que durant la période de la mise au secret, le nom de Messali Hadj était toujours présent au sein de la société et dans les travaux universitaires. «A son enterrement à Tlemcen en 1974, des milliers de personnes étaient sorties dans la rue. Donc, l'effacement institutionnel ne correspondait pas au mouvement de la société algérienne. En privé, d'anciens militants du FLN m'ont confié leurs regrets, disant que Messali Hadj était un personnage gigantesque et considérable», a-t-il souligné. Il n'a pas manqué de remarquer que le retour sur la scène publique de Messali Hadj a été accompagné également par celui de Ferhat Abbas, autre figure emblématique du nationalisme algérien bannie et méprisée