Ancien professeur émérite à l'université du Massachussetts et chercheur à Harvard, il rédigea la première mouture de son Manuel du parfait dissident en 1983. Actuellement, ce livre est disponible en 25 langues différentes (dont l'arabe) et il est gratuitement téléchargeable sur internet. La théorie Dans cet ouvrage, Gene Sharp décrit les 198 méthodes d'action non violentes susceptibles d'être utilisées dans les conflits en vue de renverser les régimes en place. Parmi elles, notons la fraternisation avec les forces de l'ordre, les défilés, les funérailles massives en signe de protestation, les messages électroniques de masse, les supports audiovisuels, les actes de prière et les cérémonies religieuses, l'utilisation de slogans forts (comme le «Dégage» ou «Irhal»), des logos (comme le poing fermé), des posters avec les photographies des personnes décédées lors des manifestations et une certaine maîtrise de l'organisation logistique. La mise en pratique Pour mettre en pratique ses idées, Gene Sharp crée, en 1983, l'Albert Einstein Institution et se fait «aider» par Robert Helvey, un ancien colonel de l'armée américaine spécialiste de l'action clandestine et doyen de l'École de formation des attachés militaires des ambassades américaines. Considéré par plusieurs observateurs comme un membre actif de la CIA, Helvey fut en charge de la formation, entre autres, des jeunes dissidents serbes du mouvement Otpor («résistance» en serbe) qui a été à l'origine de la chute du régime de Slobodan Milosevic en 2000. Fort de ce succès, ces dissidents fondèrent le Center for Applied Non Violent Action and Strategies (CANVAS), sous la direction d'un de leur leader, Srdja Popovic. Ce centre est spécialisé dans la formation à la lutte non violente des révolutionnaires en herbe à travers le monde. Cette brillante application des théories de Gene Sharp fut suivie par d'autres succès retentissants : Géorgie (2003), Ukraine (2004) et Kirghizistan (2005). C'est ce qu'on a appelé les révolutions colorées à cause des noms avec lesquels elles ont été baptisées : rose, orange, tulipe, etc. Il a été démontré de manière claire que les révolutions colorées (ainsi que CANVAS) ont été financées par des organismes américains spécialisés dans l'«exportation de la démocratie». Ces organismes, subventionnés par l'administration américaine, sont l'United States Agency for International Development (USAID), la National Endowment for Democracy (NED), l'International Republican Institute (IRI), le National Democratic Institute for International Affairs (NDI) et la Freedom House (FH). On peut ajouter à cette liste l'Open Society Institute (OSI), fondation de George Soros, le célèbre milliardaire américain et illustre spéculateur financier. Le modus operendi de ces révolutions a été détaillé par plusieurs auteurs et a fait l'objet de reportages très exhaustifs, dont celui de Manon Loizeau intitulé Etats-Unis à la conquête de l'Est (2005). Iran 2009 : Les prémices du «printemps arabe» Les événements qui ont secoué la rue iranienne pendant l'été 2009 ont été riches en enseignements. En effet, le mode opératoire connu et appliqué durant les révolutions colorées s'est enrichi de plusieurs outils d'une redoutable efficacité. Primo, il y a eu l'utilisation méticuleuse des réseaux sociaux (Twitter, facebook, etc.) pour la mobilisation des activistes iraniens et le drainage instantané d'informations à travers la toile. Ces cyberdissidents ont été formés par CANVAS, comme l'indique la déclaration de son directeur exécutif, Srdja Popovic : «Nous sommes déjà intervenus auprès des activistes de 37 pays. Il y a eu des succès, comme en Géorgie en 2003 et en Ukraine en 2004, mais aussi des échecs, comme au Zimbabwe, en Biélorussie ou en Iran.» Secundo, il y a eu le battage médiatique de l'Administration américaine vantant et défendant le droit à l'utilisation des réseaux sociaux par les manifestants iraniens. Tertio, il y a eu l'inestimable contribution des médias majeurs occidentaux dans le matraquage médiatique et la diffusion d'informations, pour la plupart non vérifiées, ainsi que des vidéos de piètre qualité contrastant sévèrement avec les règles éthiques et esthétiques dont semblait éternellement se prévaloir ce type de médias.L'éclatant succès des révoltes populaires en Tunisie et en Égypte est certainement dû à une application pragmatique des méthodes d'actions non violentes de Gene Sharp. Ce dernier s'est même dit «émerveillé par la révolution égyptienne». Les jeunes activistes de ces deux pays (ainsi que ceux de plusieurs autres pays arabes) ont été formés aux nouvelles technologies par les organismes américains d'«exportation de la démocratie». Ils ont participé à de nombreuses rencontres dont celles organisées par l'Alliance of Youth Movements (AYM) en 2008, 2009 et 2010. Ces conférences, commanditées par le département d'Etat américain et des compagnies comme Google, facebook et YouTube, ont eu de prestigieux conférenciers dont Hillary Clinton et Jack Dorsey, le créateur et président de Twitter. Des membres du Mouvement du 6 avril, principale organisation de la dissidence égyptienne, ont reconnu avoir été formés par CANVAS durant l'été 2009. D'ailleurs, les militants de ce mouvement ont arboré le logo d'Otpor (le poing fermé) lors les manifestations de la place Tahrir. Largement inspirées des révolutions colorées et des manifestations iraniennes, les révoltes populaires dans ces deux pays ont aussi bénéficié du développement des techniques de contournement de la censure étatique et de la sécurisation des transmissions des documents audiovisuels permettant de montrer le visage «inhumain» des régimes autocratiques. Ce qui caractérise les révoltes populaires qui ont secoué les rues des pays de l'ex-bloc soviétique, de l'Iran, de la Tunisie et de l'Égypte, c'est la jeunesse des activistes. Dans les deux derniers cas, les manifestations ont été essentiellement menées et organisées par de jeunes cyberdissidents férus de nouvelles technologies. Le cas libyen En Libye, ce ne fut pas du tout le cas.Pourtant, tout avait commencé par une page facebook et des appels à manifester pacifiquement comme en Tunisie et en Égypte. On a vu des jeunes, des manifestations, des slogans, des vidéos bas de gamme et le poing d'Otpor encadré par un «free Libya». Mais la situation a rapidement dégénéré, s'éloignant de la non-violence théorisée par Gene Sharp. En fait, le cas libyen présente des caractéristiques qui lui sont propres et se distingue nettement du reste des révoltes dont il a été question auparavant. Premièrement, la jeunesse a rapidement disparu de la scène pour laisser place à des acteurs beaucoup plus à l'aise dans le maniement des kalachnikovs que dans celui des claviers d'ordinateurs. Trois composantes bien distinctes sont apparues au gré des événements. Tout d'abord, il y a le Front national pour le salut de la Libye (FNSL) formé en 1981 au Soudan par le colonel Jaafar Noumeiri, ex-président de ce pays et notoirement connu pour avoir été à la solde de la CIA. D'après certaines sources, le FNSL aurait été financé par l'Arabie Saoudite, les services secrets français et la CIA.Ensuite viennent les anciens du régime ,tel Moustafa Abdeljalil, ancien ministre de la Justice d'El Gueddafi et actuel président du Conseil national de transition (CNT). Finalement, il y a les combattants islamistes comme ceux du Groupe islamique combattant libyen (GICL). L'un d'entre eux, Abdelhakim Belhadj, un ancien de Guantanamo, a récemment fait la une des journaux lors de la prise de Tripoli. Deuxième particularité de la situation libyenne : l'apparition d'un «nouvel ancien» drapeau symbolisant la «révolution». L'utilisation massive, rapide et généralisée de cet étendard datant de la monarchie anté-gueddafiste montre clairement que la révolte libyenne a été préparée longtemps à l'avance et n'attendait que l'occasion propice pour être déclenchée. Troisième particularité et probablement la plus discordante avec l'esprit d'un Printemps arabe : le CNT a fait appel à une ingérence étrangère directe via des institutions transnationales comme l'ONU, l'OTAN ou la Ligue arabe. Cet interventionnisme politico-militaire occidental avec une coloration orientale est vu par plusieurs observateurs comme ayant des relents néocoloniaux. Il est difficile de ne pas leur donner raison : pilonnage massif du pays, destruction de ses infrastructures et présence de forces spéciales (essentiellement françaises et anglaises) pour guider les frappes aériennes et former les combattants amateurs du CNT. De l'avis de Dominique de Villepin, ancien Premier ministre français, et même de Gérard Longuet, actuel ministre français de la Défense, toutes ces actions ont largement dépassé le cadre donné par la résolution 1973 de l'ONU. En définitive, l'action militaire étrangère en Libye ne s'est pas limitée à protéger des populations civiles mais à armer, former, aider et favoriser une partie contre une autre. Dans quel but ? Le ministre français des Affaires étrangères a admis que le rôle pro-actif de la France dans le dossier libyen était un «investissement pour l'avenir». A ce sujet, nous avons appris que la France avait négocié la part du lion avec le CNT : 35% de tous les contrats pétroliers libyens en guise de récompense. De l'analyse des révoltes du Printemps arabe, deux leçons peuvent être tirées. La première est que les pays occidentaux peuvent contribuer à changer les régimes et les gouvernements arabes avec un risque quasi-nul de pertes humaines et un investissement très rentable.En Libye, par exemple, le nombre de personnes tuées depuis le début du conflit est estimé à environ 50 000, alors que les pertes occidentales sont nulles malgré les dizaines de milliers de frappes aériennes des forces de l'OTAN. Pour sa part, Gérard Longuet a mentionné que le coût total pour la France de l'opération en Libye pourrait être estimé à 320 millions d'euros au 30 septembre 2011. Des broutilles si on compare ces chiffres avec, par exemple, le coût de l'intervention occidentale en Irak et en Afghanistan où les pertes en vies humaines des coalisés et leurs investissements ont été beaucoup plus conséquents. Avec le Printemps arabe, le concept de guerre «low cost» vient d'être inventé. Évidemment, le faible coût est pour les Occidentaux et non pour les Arabes.La seconde leçon à méditer est que les pays occidentaux peuvent passer, sans états d'âme, d'une approche non violente à la Gene Sharp à une guerre ouverte sous l'égide de l'ONU avec les moyens militaires de l'OTAN, tout en brandissant, de temps à autres, l'épouvantail de la Cour pénale internationale (CPI). Mais tout ceci n'est possible qu'avec l'existence, dans les pays arabes, d'un «terreau fertile» à la déstabilisation. Ce terreau est constitué de femmes et d'hommes qui ont perdu confiance en leurs dirigeants dont la pérennité maladive ne laisse entrevoir aucune lueur d'espoir. Pour eux, la fin justifie les moyens. C'est la réelle ouverture démocratique, la lutte contre la corruption et l'enrichissement illicite ainsi que l'alternance au pouvoir dans le Monde arabe qui pourra faire en sorte que ce terreau fertile soit, au contraire, utilisé pour l'édification de sociétés justes et progressistes, participant de manière active à l'essor civilisationnel mondial. C'est à ce prix que Gene Sharp et ses théories seront relégués aux oubliettes de l'histoire.