L'édition intégrale des quatre écrits de Fanon sous le titre Œuvres confère une pensée érigée en système par son premier éditeur, François Maspero, puis par son successeur, La Découverte, dans une identique collection prestigieuse, Les Cahiers Libres. Il s'agit d'une mise en perspective en vue de considérer désormais l'œuvre de Fanon dans son statut de globalité cohérente et non plus une réflexion éparse au gré des perceptions ou enjeux ou besoins des uns et des autres. Le philosophe camerounais Achille Mbambe, un des promoteurs du courant de pensée dit post-colonialisme amorcé depuis une vingtaine d'années, le souligne assez dans sa préface. Les Damnés de la terre est réédité par l'Enag, non pas dans l'excellente série «Anis», mais plutôt avec une couverture peu esthétique, sinon criarde. La suggestive introduction de Claudine Chaulet y est maintenue, mais pas la trop écrasante préface de Jean-Paul Sartre, intégrée initialement, alors que l'on sait qu'elle avait disparu depuis 1968 à la demande de la veuve, Josie Fanon, et ce, suite à la prise de position pro-israélienne du philosophe français lors de la guerre des Six jours de juin 1967. Au chapitre des ouvrages sur Fanon, signalons au préalable les actes du Colloque international organisé lors du second Festival panafricain en juillet 2009. Il est heureux qu'ils paraissent, contrairement à ceux du mémorable Symposium d'Alger d'avril 1987, le premier à être consacré à l'auteur de L'An V de la révolution algérienne en terre algérienne libérée. Nous y trouvons des écrits dans les trois langues d'intervention, à savoir par ordre numérique l'arabe (1), l'anglais (3) et le français (20). Impossible de résumer sans trahir un magnifique ouvrage et ses précieuses contributions. Que l'on nous pardonne alors de ne citer que quelques noms de ses trois parties. En premier lieu, les témoignages d'Olivier Fanon, fils de Frantz, et de ses amis Pierre et Claudine Chaulet donnent une dimension humaine, n'excluant pas d'utiles informations. En second lieu, différentes lectures questionnent l'œuvre de Fanon. Citons «L'actualité de Fanon dans le monde d'aujourd'hui» d'Alice Cherki, nous plongeant dans un prolongement actuel de la pensée en pratique d'un «classique de la décolonisation» bien trempé. Nabil Farès, dans un texte court mais dense, Avec Frantz Fanon : percevoir, écouter, écrire, dire l'humain ouvre des champs de lectures inouïes d'une œuvre encore presque terra incognita. En troisième et dernier lieu, «Actualité de Fanon», de multiples intervenants établissent l'inventaire de la pensée fanonienne en rapport avec le réel bouleversant d'aujourd'hui, sous toutes les latitudes et longitudes, sur tous les fronts de lutte, y compris l'interculturalité et le racisme ordinaire. S'illustrent particulièrement, en de nouvelles lectures, les propos de Mireille Fanon Mendès-France, fille du penseur, Saloua Boulbina et Djillali Sari. Voilà un ouvrage très complet dont une lecture attentive et serrée est nécessaire pour en tirer le plus grand profit. Il convient de donner ensuite une place particulière à Christiane Chaulet-Achour devenue, au fil des ans, une spécialiste reconnue de Fanon (Frantz Fanon, l'importun, Montpellier, Chèvrefeuille étoilée, 2004). Elle vient de coordonner deux volumes qui lui ont inspiré des idées de Fanon : un ouvrage, Fanon, figure du dépassement. Regards croisés sur l'esclavage, et un numéro spécial de la revue Algérie Littérature Action, intitulé «Frantz Fanon et l'Algérie, Mon Fanon à moi». L'ouvrage ramène utilement à cette invention perverse de l'homme blanc occidental, le racisme et son corollaire, l'esclavage. Il donne à lire, dans ce sens, de stimulants articles centrés sur le texte fanonien en confrontation avec l'autre : Alice Cherki fait un parallèle entre les paroles de Fanon et de son illustre aîné Aimé Césaire. Marie Fremin laisse entrevoir de nombreux échos et résonances entre l'œuvre fanonienne et la loi Taubira (du nom de l'ancienne ministre française et député de Martinique) de 2001 reconnaissant l'esclavage comme «crime contre l'humanité», tandis que Brigitte Riera revient remarquablement sur l'unicité des différents registres de l'écriture fanonienne. D'autres textes offrent d'inattendues perspectives : Sylvie Brodziak trouve au rap une lointaine prédication dans Peau noire, Masques Blancs, alors que ce même ouvrage constituerait une source référentielle du mouvement artistique outre-Atlantique dévalorisant l'homme noir. Sur un plan strictement littéraire, retenons les écrits de Achour-Chaulet sur les romancières antillaises au regard de Fanon et la lecture de Salah Ameziane du romancier Anouar Benmalek de L'Enfant du peuple ancien (Paris, Pauvert, 2000) dans l'optique fanonienne d'une histoire à décoloniser. Quant au numéro spécial de la revue Algérie Littérature Action, sa coordinatrice l'a structuré en deux grandes périodes : Fanon d'hier (1961-2008) et Fanon d'aujourd'hui (2011). Cette originalité nous entraîne, au fil des textes, dans une découverte enrichissante de plusieurs facettes de Fanon «homme, citoyen, penseur et écrivain», écrit-elle en liminaire. En première partie, nous retrouvons de beaux textes connus mais difficiles d'accès de Césaire et Anna Greki, puis les interventions de Mohamed Salah Louanchi (inédite) et Mahfoud Boucebci (publiée) au Colloque d'Alger de 1987. S'en suivent deux personnalités incontournables, et à juste titre : un entretien avec Olivier Fanon dévoilant un vrai gentilhomme, et un témoignage vivant et émouvant d'Alice Cherki, collaboratrice fidèle du psychiatre à Blida-Joinville, puis à Tunis. En seconde partie, nous disposons de toute une panoplie de contributions : des analyses classiques mais percutantes de Fanon (Afifa Bererhi, Dalila Morsly, Hervé Sanson) ou revêtant son actualité mondiale (Dominique Le Boucher, El Djemhouria Slimani-Aït Saâda). Sont disséminés des points de vue (Maïssa Bey, Aziz Chouaki, Souad Labbize, Bouba Tabti, Alek Baylee Toumi) et découvertes de Fanon (Amel et Soumia Ammar-Khodja, Yahia Belaskri, Arezki Metref, Victor Permal) dont certains ont les vertus du témoignage capital (Claudine et Pierre Chaulet, Amina Azza-Bekkat), sinon d'un hommage (Amin Khan), voire d'un moment confidentiel savoureux (Akram Belkaïd) ou poignant (Brigitte Riéra, Zohra Bouchentouf-Siagh, Leïla Sebbar). En définitive, ce recueil à la gloire de Fanon n'élude rien, tout en l'irradiant sinon l'éclairant de ses illustrateurs (Denis Martinez, Ali Silem) et de ses mots aux antipodes de la majorité des écrits et évocations compassées de quelques Algériens du passé. Il constitue donc un contretemps à leur historiographie et leur prude littérature politico-littéraire. En Martinique où est publié Frantz Fanon et les Antilles ; L'empreinte d'une pensée, l'essai d'André Lucrèce, écrivain et critique littéraire natif de Fort-de-France comme Fanon, se veut une thèse inférant une appartenance strictement antillaise à l'auteur de Peau noire, Masque blanc, livre nourri essentiellement de son vécu dans l'île. Ce sujet rampant de réinscription de Fanon dans la réalité et la sensibilité locales est perpétuellement en débat chez les intellectuels antillais. Il est évident que le destin réfractaire de Fanon dérange encore et est objet, çà et là, d'une chape de plomb injustifiée. Si la nomenklatura des dirigeants révolutionnaires algériens, de son époque, était dérangée par ses origines, son anticonformisme solitaire et sa liberté de ton, il n'en demeure pas moins que les desiderata des Martiniquais d'hier à se réapproprier aujourd'hui Fanon (jusqu'au transfert de sa dépouille), ne peuvent se concevoir hors le domaine de la sentimentalité expectative. Il nous semble que le célèbre poème fraternel d'Aimé Césaire, repris dans le livre, constitue une représentation devant légitimer cette vieille revendication autant politique qu'affective. Enfin, nous disposons aujourd'hui d'une troisième biographie de Fanon, après celles novatrices d'Irène Gendzier (Paris, Seuil, 1976, traduite de l'anglais) et surtout d'Alice Cherki qui vient de faire l'objet d'une réédition attendue eu égard à son succès de librairie et à son apport à la réception de Fanon en Algérie indépendante (Paris, Seuil, 2000 et 2011 ; Alger, 2009). Intitulée simplement Frantz Fanon, une vie, cette nouvelle biographie est due au traductologue anglais David Macey (1946-2011) dont la réputation est grande tant il a traduit des œuvres majeures de l'anglais au français et inversement. Fasciné par son sujet, il a écrit un passionnant récit sans hagiographie, ce qui constitue un véritable tour de force. En douze chapitres, l'auteur offre une reconstitution minutieuse d'une vie et d'une œuvre, éclairée de nombreuses informations inédites, ponctuée de réflexions audacieuses pour la compréhension fanonienne et, enfin, enrichie par l'histoire des idées et faits socioculturels. Gageons que son ouvrage, au croisement de la biographie, de l'histoire et de la philosophie politique, fera date. Nous ne pouvons pas occulter aussi une sorte d'essai intellectuel de Matthieu Renault, Frantz Fanon, de l'anticolonialisme à la critique postcoloniale. C'est le condensé d'une thèse ardue de philosophie, car il est fréquent d'approcher Fanon sur le plan de la construction d'un système philosophique au niveau la doxa universitaire européenne. L'auteur insiste sur une pensée datée historiquement (le «météore» Fanon, intellectuel d'un contexte précis) tout en soulignant qu'il convient de redécouvrir et non plus de réinventer le penseur comme en études postcoloniales anglo-saxonnes. «Sur Fanon, tout est encore à dire», conclut-il. Au terme de cette présentation rapide, que dire de plus sinon qu'on n'en a pas fini avec Frantz Fanon et personne ne peut le nier. Alors, puisse l'université algérienne réinscrire dans ses programmes le savoir engagé de cet auteur efficacement présent, un de ceux qui, envers et presque contre nous, ont influencé la pensée de XXe siècle et a contribué, avec d'autres, à conceptualiser quelque peu l'Algérie algérienne !