Force est de reconnaître que cet aspect est sous-estimé, dévalorisé et peu pris en compte par les pouvoirs publics préoccupés surtout par le nombre de structures de soins construites, de patients consultés ou hospitalisés et une majorité du personnel de santé qui ne voit dans les soins que leur aspect curatif et technique, oubliant que les patients ne sont pas de simples consommateurs passifs de soins. Ils sont aussi à la quête d'une dignité sanitaire et d'une reconnaissance sociale de la personne. Le malade n'est pas que malade. Ce sont les différentes facettes de son identité qui sont touchées par la maladie. La recherche montre bien — quels que soient les niveaux d'appréhension des soins par la population et une majorité d'acteurs locaux de la santé : le type de fonctionnement au quotidien de la polyclinique, le mode d'interaction avec certains professionnels de la santé, leurs rapports aux pouvoirs publics et leur degré d'engagement dans les soins de la santé primaire — qu'ils ne sont pas socialement considérés, tout au moins les patients anonymes, se considérant comme exclus de toute participation au fonctionnement des soins de santé primaires. Ils reproduisent les propos de beaucoup de praticiens de la santé qui ne se reconnaissent pas aussi dans le mode d'administration actuel de la structure de santé. Un fonctionnement au quotidien producteur de frustrations et de distanciation à l'égard des patients anonymes La population enquêtée met en exergue les logiques de distanciation et de l'anonymat pour les patients non détenteurs du capital social qui est la ressource essentielle pour se faire soigner rapidement et dans la dignité. Cette forme de médiation individuelle, «normalisée» dans et par le système social en l'absence de tout contre-pouvoir reconnu est perçue comme une forme d'inégalité sociale au profit de ceux qui ont «les épaules larges». Ecoutons ce patient : «Aujourd'hui, j'ai ramené à la polyclinique mon petit-fils et ma petite-fille. Ils ont des angines. Je suis passé directement. Je n'ai pas payé. Les enfants ne paient pas. On attend un peu. Ce qui est normal. Mais ce qui n'est pas normal, pour nous les pauvres, c'est qu'ils nous laissent attendre et font passer les gens qu'ils connaissent. C'est une pratique qui énerve les gens.» Le flou organisationnel renforce le binôme distanciation-proximité sociale, selon les affinités relationnelles. L'accueil est pourtant une dimension centrale face à la maladie et à la souffrance, ne pouvant être dévolue à un agent de service. Elle est banalisée ou absente dans la majorité des polycliniques et salles de soins enquêtées. «L'accueil nous rend malades», diront certains patients. Quand la population a l'opportunité de s'exprimer librement, elle n'hésite pas à opérer un diagnostic des multiples failles ou dysfonctionnements techniques et sociaux observés dans l'espace de soins, insistant sur les aspects suivants : médiocrité de l'accueil, absence de considération de la personne malade anonyme, pannes fréquentes des moyens techniques, travail routinier et aveugle qui occulte l'écoute du patient, contraint de se plier en silence à la parole unique des responsables et des professionnels de santé. («Le silence nous a tués», disent certains patients). Dans l'enquête quantitative réalisée auprès de 840 ménages, plus de 60% des personnes interrogées sont insatisfaites des services de soins de proximité. Les éléments qui peuvent influer sur l'opinion de la population concernant les prestations de service de soins sont nettement focalisés sur la dimension relationnelle : un cadre accueillant, 24,2% ; une mauvaise attitude du personnel de santé envers les patients, 23,1% ; une longue attente, 15,4%. A contrario, l'absence d'équipements et de médicaments (21%) se situe en troisième position, indiquant que la qualité des soins pour la population est évaluée en référence à la reconnaissance sociale de la personne malade. Pour renforcer l'idée forte de la recherche mettant l'accent sur la crise profonde des rapports sociaux conçus par le haut, la population insiste sur l'incertitude, la défiance et le désarroi, en l'absence d'informations sanitaires crédibles, précises et adaptées à ses attentes. Il n'est pas étonnant qu'elle privilégie davantage les informations transmises par les proches parents, les amis et les collègues de travail. Ecoutons ce patient : «Aucune information n'aboutit aux citoyens du quartier… Le personnel ne fait aucun effort pour cela. En dehors des affichages au sein de la polyclinique pour certaines personnes qui ont la curiosité de lire». Sa femme rétorque : «Celui qui est illettré ne pourra ni lire ni écrire. Il n'y a pas d'informations, ni de journées de sensibilisation pour les citoyens. Ce n'est pas possible. S'il y a une information quelconque, elle passe de bouche à oreille.» Ou encore : «Les informations circulent rapidement de bouche à oreille. Malheureusement, il n'y a aucune information sur les questions sanitaires destinées à la population. Il y a une ignorance totale de ce qui se passe dans les structures de soins ou ailleurs.» Le fonctionnement des services de soins de proximité dévoile enfin une forme de mépris institutionnalisé qui dépasse parfois les acteurs. Elle apparaît comme une modalité sociale encastrée dans la structure de soins qui ne semble satisfaire aucun acteur local de la santé. Les professionnels de la santé avouent leur impuissance à donner un autre sens à leurs activités professionnelles. Ils sont insérés dans une organisation conçue sans eux, d'où la reconnaissance pour beaucoup d'entre eux d'assurer un travail rapide et routinier, où la dimension humaine s'efface au profit du nombre de malades consultés. Ecoutons ce patient : «Pourquoi les personnes qui travaillent dans la santé nous regardent-ils d'en haut, comme si nous étions des mouches ? Pourquoi ne nous considèrent-ils pas ? Est-ce parce que nous sommes des pauvres, ou parce que nous sommes des illettrés, ou parce qu'on se laisse faire ? Essayez de répondre à cette question dans votre étude.» Or, l'une des attentes les plus significatives de la population est précisément la quête d'une interaction de proximité avec les professionnels de la santé. A la quête d'une interaction de proximité La notion de proximité recouvre de nouveau une dimension relationnelle et sociale. Elle situe le soin au sens de care, c'est-à-dire prendre soin de la personne. La population refuse d'être considérée comme un corps-objet. Elle met l'accent sur la fragilité des relations sociales nouées au sein des services de soins de santé essentiels. «La communication n'existe pas. Il n'y a pas de communications, de contact ouvert entre les services de santé et le citoyen. Il n'y a que l'argent et le pouvoir qui comptent», disait cette femme âgée de 67 ans. L'interaction de proximité sociale signifie que le corps-sujet soit enfin reconnu et écouté face à l'autre. Ceci est en cohérence avec la conception dynamique de la santé de la population qu'elle caractérise, non pas uniquement en opposition à la maladie, mais comme la vie dans toute son épaisseur sociale. La santé intègre la pluralité de ses expériences sociales quotidiennes. Ce patient disait : «La santé, c'est la société. C'est une affaire de société. Il n'y a pas uniquement les malades que l'on soigne.» La quête profonde et récurrente d'une interaction de proximité avec les professionnels de la santé et les responsables sanitaires met en défaut la conception réductrice et passéiste de la société étiquetée, à tort, comme une cruche vide qu'il suffit de remplir de connaissances et d'attitudes. Notre recherche montre, au contraire, le refus de la population de s'inscrire dans une relation sociale asymétrique avec le personnel de santé, insistant sur l'importance de l'écoute et des informations transmises sur la maladie et ses différents traitements, etc. La dimension relationnelle et humaine de la consultation s'efface dans les espaces sanitaires de «proximité», pour laisser place à une relation rapide et standardisée. L'ordonnance apparaît comme l'élément central de la médiation entre les protagonistes. Ecoutons deux patients : «Quand j'ai amené ma fille chez le médecin, elle m'a demandé uniquement de quoi souffre-t-elle… Je lui ai dit qu'elle a une angine. Elle s'est limitée à me prescrire des médicaments. Mais elle ne l'a pas auscultée.» Ou encore : «Le médecin te consulte rapidement et te laisse partir. Après, tu es livré à toi-même. Il ne t'oriente même pas.» La proximité sociale évoquée par la population enquêtée a une tout autre signification que celle évoquée par la bureaucratie sanitaire, qui la réduit à une addition de structures de soins proches géographiquement de la population, faisant abstraction de ses attentes et de son autonomie dans la construction de la réputation du «bon» médecin. C'est encore une fois oublier que les personnes n'en pensent pas moins sur le mode de fonctionnement de telle ou telle structure de soins, sur la manière dont ils ont été accueillis et reçus, etc. Le déploiement brutal et rapide des Etablissements publics de santé de proximité à partir de 2008 a été conçu comme une greffe dans un tissu socio-sanitaire insuffisamment analysé et peu pris en compte les propositions et les appréhensions des acteurs locaux de la santé. Faute de proximité sociale et d'autonomie réelle des Etablissements publics de santé de proximité, la logique administrative aveugle et centralisée a été privilégiée. L'ouverture profonde vers la société devient un non-sens face aux injonctions administratives et politiques. Ce cadre médical disait : «La carte sanitaire, schéma directeur de l'équipement sanitaire public et privé du pays n'a jamais fait l'objet d'une analyse sérieuse pour répondre aux besoins réels de la population pour que les malades soient soignés le mieux possible. Or, les soins de santé de proximité sont une inversion du mode de fonctionnement actuel des Etablissements publics de santé de proximité, devant au contraire permettre à la population de donner sens à ses préoccupations et ses attentes. Notre recherche montre que la dimension socio-politique de la santé est la clé pour comprendre profondément l'absence de toute dynamique socio-sanitaire horizontale, les ruptures entre les différents acteurs de la santé et les logiques d'exclusion de la majorité des agents de la santé et de la population, de la conception, de la mise en œuvre des soins de santé primaires et des programmes de santé toujours verticaux, standardisés et peu adaptés aux différentes réalités socio- sanitaires. Ruptures, exclusions et absence de toute dynamique socio-sanitaire horizontale Quel fut notre étonnement sur le terrain en nous entendant dire que l'enquête a représenté une première opportunité pour une majorité de personnes (professionnels de la santé, patients, associations) de pouvoir enfin s'exprimer librement sur les questions de santé. Ecoutons cette personne : «Ils ne nous ont jamais appelés pour prendre notre avis. Aujourd'hui, c'est la première fois qu'on parle librement de ce qui nous fait mal et de ce que nous voulons des responsables de la santé.» Il importe de chasser le mythe ayant trait à la survalorisation de l'expertise dans la résolution des problèmes de santé, censée détenir toute la «vérité». L'écoute de la population est pourtant un élément essentiel, peu pris en compte dans le processus de soins officiel, faisant abstraction de tout le travail invisible, peu reconnu et non rémunéré assuré par les familles des proches parents des malades (Cresson, Mebtoul, 2010). Au-delà des hiérarchisations sociales et scolaires, ce sont bien ces gens de «peu» qui ressentent profondément au quotidien le mal-être. Ecoutons ce patient : «Ajoutez ceci : Le citoyen doit participer dans la prise de décision. Le citoyen n'est ni débile ni illettré, naïf peut-être. Mais il comprend tout ! C'est de sa vie et de son avenir qu'il s'agit. Il doit donner son avis en toute liberté.» Les ruptures entre la population, les professionnels de la santé et les responsables sanitaires font partie de l'ordre socio-politique. Les acteurs locaux de la santé considèrent qu'ils ne sont pas concernés par les décisions prises en dehors d'eux, s'octroyant le statut «d'exécutants». Ils font explicitement référence à une forme de dénégation de leur parole très rapidement censurée ou sous-estimée, les conduisant pour certains d'entre eux au retrait et à l'indifférence en l'absence de toute reconnaissance sociale de leurs propos. Ecoutons ce médecin coordinateur : «A mon avis, il n'y a aucune prise en considération du point de vue de la population. Même si elle existe, elle est minime. Les pouvoirs publics bougent quand ils craignent les manifestations assez violentes, alors là, tout le monde bouge. Mais le reste du temps, il n'y a rien ! Si nos préoccupations à nous, professionnels de la santé, ne sont pas prises en considération, alors qu'en est-il de la population ? Nous, les techniciens et les prestataires de service faisons chaque fois des propositions pour améliorer le système de travail, il n'y a aucune réponse.» La crise des services de santé essentiels est aussi à situer dans cette double absence : l'expression libre et l'impossible engagement de la population et du personnel de santé dans la conception et le déploiement des soins de santé primaires, se percevant exclus du processus décisionnel. Dans notre enquête quantitative auprès des ménages, 40,4% des personnes disent avoir des craintes de s'exprimer librement sur les problèmes de santé. En outre, la défiance entre les différents acteurs de la santé renforce l'autocensure. A quoi bon donner son avis quand on n'est pas sûr qu'il sera pris en considération. Ecoutons le président d'une association : «Les gens ne donnent pas leur point de vue. Ce n'est pas qu'ils ne s'intéressent pas ou ne veulent pas. Mais surtout, c'est difficile d'influer ou de donner son avis. Parce qu'on ne sait pas s'ils vont en tenir compte ou pas. C'est aussi et surtout une question de confiance. Est-ce que les gens vont trouver des responsables qui se soucient de leurs opinions ? Je ne sais pas.» Le système de soins a opéré des greffes uniformes et peu adaptées aux particularités sociales, économiques et culturelles de la société locale. Malgré sa croissance extensive indéniable, il a été dans l'incapacité de construire socialement une âme suffisamment forte et autonome pour permettre un fonctionnement plus extraverti des différents espaces de soins (polycliniques, salles de soins) en raison de l'absence d'écoute de la population et du personnel de santé par les pouvoirs publics. Les normes de santé sont imposées par le haut, supposées convenir unilatéralement au personnel de santé et à la population. «On décide pour nous». Ce dispositif socio-sanitaire semble fonctionner pour «lui-même» se traduisant par le flou organisationnel et le refus de toute médiation socio-sanitaire autonome, crédible et pérenne.
Note : M. M : Professeur de sociologie, directeur du laboratoire de recherche en anthropologie de la santé, Université d'Oran. N. M : Professeur d'épidémiologie, responsable du service d'épidémiologie à l'EHU d'Oran, chercheur associé au laboratoire de recherche en anthropologie de la santé. 1) Mebtoul Mohamed (eds), 2011, «Les prestations de soins de santé essentiels en Afrique. Réalités et perceptions de la communauté : cas de l'Algérie, Recherche soutenue par l'OMS Afrique», 213 pages.