– Est-ce que le changement en Algérie est intrinsèquement lié au changement générationnel ? Dans ce cadre, que pensez-vous des dernières déclarations du président Bouteflika concernant la génération de la Révolution à Sétif ? En d'autres termes, qui sont «tab j'nanou» exactement ? La plupart des Algériens sont conscients du lien entre les générations et la politique. C'est une corrélation qu'on peut constater à l'œil nu et dont le président Bouteflika a parlé dans un style algérien de manière claire. Maintenant, la problématique posée est comment la vieille génération gouvernante (au pouvoir depuis avant l'indépendance) organisera son éloignement du pouvoir au profit d'une génération plus jeune. Ce processus peut se dérouler en partie à l'intérieur des institutions et serait donc pacifique et à moindre frais. C'est un scénario possible et positif, si cette ancienne génération ne s'accroche pas au pouvoir. Cela implique aussi que la seconde génération, celle née juste après ou avant l'indépendance, puisse se débarrasser de son négativisme exprimé dans «l'opposition» et renoncerait ainsi à «tuer le père». Mais si la génération de «tab j'nanou» ne sait pas ou refuse d'organiser son départ des centres de décision civils ou militaires, cela débouchera sur un affrontement avec la troisième génération, celle que j'appelle dans mon livre «la génération des mouvements sociaux et des protestations». Cette dernière imposera à la vieille génération un départ forcé, voire violent : un processus qui serait engagé en dehors des institutions (comme les partis). Cela éloignerait l'Algérie, au moins en partie, de l'idée politique de la nation et impliquera une violente rupture générationnelle.
– Est-ce que les résultats des dernières législatives (sous réserve de fraudes) correspondent à la carte socio-politique de la société de 2012 ? Est-ce la fin de l'islamisme politique comme donne de changement ? Sans parler de la fraude, devenue une «culture instituée» difficile à éradiquer, les résultats des législatives ont encore démontré que l'Algérie reste dominée par trois familles politiques : nationaliste, islamiste et démocrate, selon la définition médiatique courante. Il reste secondaire de préciser qui, parmi les partis, représente chacune de ces familles. Concernant l'islamisme politique ikhwani (ikhwan, Frères musulmans) ayant participé aux législatives, on remarque qu'il s'est engagé dans ces élections affaibli, divisé et sans leaders charismatiques. Le MSP n'a pas tiré de dividendes de sa gestion gouvernementale, comme en a profité le FLN. Au contraire, il a été beaucoup desservi par cet épisode, à part le «phénomène Ghoul» à Alger. Mais il faut préciser que ce n'est pas seulement le courant ikhwani (investi par les classes moyennes et qui veut s'intégrer partout) qui représente l'islamisme politique. Il existe aussi d'autres mouvements plus radicaux, sans représentation politique, mais qui sont affaiblis et n'arrivent pas à renouveler leurs priorités en restant bloqués au stade des années 1990.
– Pourquoi le régime persiste-t-il à se doter de légitimité à travers les seules élections ? Comme beaucoup de régimes et d'élites arabes, notre système exagère son attachement aux élections comme solution politique, sans pour autant créer les conditions de dialogue politique et de consensus indispensables avant des élections. C'est pour cela que les élections ne servent qu'à procurer une fragile légitimité au système destinée à l'étranger. Des élections qui ne concernent qu'un nombre réduit de citoyens, excluant les habitants des villes, les jeunes, la classe instruite, etc. Les dernières législatives ont mobilisé le même public que les mosquées dans les années 1970 : les personnes âgées et les ruraux. Une mobilisation qui peut expliquer, en partie, les résultats du FLN qui reste le parti des vieux et de la ruralité.
– Est-ce que le multipartisme et l'intellectuel demeurent les pires ennemis du régime ? Pourquoi ? Je ne pense pas que le multipartisme et l'intellectuel fassent peur au système qui sait très bien les neutraliser. Combien de partis sont devenus de simples porte-voix qui n'apparaissent qu'à l'occasion des élections et dont les militants y participent comme s'il s'agissait d'une association de bienfaisance. Quant aux intellectuels, une bonne partie s'est exilée ailleurs parce qu'ils y ont trouvé ce qu'ils ne pouvaient réaliser ici. L'autre partie est restée en Algérie, mais s'est exilée mentalement, n'étant plus concernée par ce qui se passe ici. Il n'y a plus de différence entre le cordonnier et l'universitaire !
– Quel est le secret de la stabilité du noyau militaro-sécuritaire durant 50 ans comme structure et centre de décision ? Parce qu'il ne porte pas la responsabilité de ses décisions et de sa gestion et charge plutôt la façade civile (qui parle en son nom) des résultats de sa propre politique. Parce qu'il s'agit d'un centre de décision qui n'est pas comptable politiquement de ses actes. Il gouverne caché tout en étant partout. L'autre raison de cette longévité est que ce noyau, de par sa manière de gérer, a créé des institutions faibles et non représentatives qu'il peut manipuler à souhait. Ce noyau reste puissant parce qu'il a créé de la faiblesse autour et en face de lui.
– Est-ce que le centre de décision est un jumeau DRS-Bouteflika ou est-ce plus compliqué ? Le président Bouteflika a certes récupéré beaucoup de prérogatives présidentielles, mais il reste quand même comme les autres présidents : «On les a ramenés» (jabouhom), comme dit le langage populaire. En fait, l'Algérie n'a connu qu'un président effectif jouissant des pleines prérogatives : Boumediène. Mais les Présidents «ramenés» doivent partager le pouvoir avec les représentants de l'armée. Le problème avec cette logique bicéphale est qu'elle n'est pas circonscrite à la présidence de la République, mais se décline dans l'industrie, les journaux, l'université, la wilaya, etc. Beaucoup d'Algériens se sont habitués à cette dualité et vivent selon les contradictions réelles ou supposées des deux pôles. Des contradictions qui peuvent aboutir à des points de faiblesse fatals dans certaines circonstances !
– Est-ce que les dissidences dans les partis (FFS, FLN, RND…) sont une fatalité ? Et pourquoi on n'arrive pas à sortir du zaïmisme ? Est-ce le seul handicap pour les partis ? Les dissidences sont une fatalité. D'abord parce que le système n'a jamais reconnu les partis comme institutions de gestion politique. Voyez comment le président de la République nomme des ministres de souveraineté sans faire appel aux militants de partis majoritaires. Le parti qui gagne des élections ne forme pas de gouvernement et n'applique pas son programme, et le parti perdant ne rejoint même pas l'opposition ! Cette situation a poussé les partis à mobiliser leurs militants que pour s'approcher des centres de décision et profiter de la rente. On ne peut que se retrouver devant les partis qui ne croient pas à la démocratie ou au combat politique et qui adoptent les dissidences comme base principale d'activisme.
– Pourquoi les partis et les organisations dites de l'opposition ou de la société civile n'ont pas réussi à canaliser les émeutes de janvier 2011 ? Cela nous ramène aux caractéristiques de la classe moyenne instruite et comment elle a marqué les partis et les associations qu'elle a créés. La principale caractéristique est une profonde division et un éloignement, même si cette classe à des racines populaires, des préoccupations de la société. Une grande partie de la classe moyenne, paupérisée ces dernières années, s'est mobilisé dans le syndicalisme revendicatif (on voit l'essor des syndicats autonomes du secteur public), l'autre partie (dont des restes de la vieille gauche) a profité de la conjoncture en rejoignant les classés aisées et s'est mises à appeler à un libéralisme sauvage. Ces derniers sont contre tout changement en Algérie qui pourrait menacer leurs idéaux et leurs places sociales. L'autre point est que la culture politique radicale chez les classes populaires fait peur à la classe moyenne qui préfère la situation actuelle au changement. Ces classes populaires n'ont pu secréter des élites représentatives, à part quelques figures salafistes qui ne représentent nullement une solution politique, et qui ont tenté d'accompagner et d'encadrer les mouvements de colère populaires sans pouvoir pour autant élaborer des objectifs réalisables. D'où l'impasse actuelle dont nous payons tous le prix. – Pourquoi n'y a-t-il pas d'accumulation dans la protestation? Pourquoi tant de ruptures entre les mouvements sociaux des années 1980 et aujourd'hui ? Parce qu'actuellement, il s'agit de mouvements sans leader et sans objectifs clairs. Des dynamiques à l'état brut qui reflètent le niveau politique populaire et l'absence de partis et d'encadrement politiques. Des mouvements qui présentent un haut potentiel d'instrumentalisation. Ces mouvements sont tombés dans le piège des répétitives revendications socioéconomiques, ce qui les a dépolitisées et rendues enclines à être corrompues. Cela est si vrai dans un système rentier qui ne pense qu'à sa survie. Janvier 2011 a été une copie miniature de ce qui s'est passé en Octobre 1988 : les coupures électriques à Adrar actuellement ressemblent aux coupures à Tindouf à l'époque : on s'achemine donc vers une banalisation de la violence sociale à long terme.
– Le régime réussira-t-il toujours à acheter la paix sociale ? Et pourquoi il a tant insisté à nier le caractère politique des émeutes ? C'est le résultat d'une terrible absence de perspective chez nos gouvernants. L'Algérie des dernières années est dans une situation idoine pour lancer des réformes politiques profondes souhaitées par beaucoup d'Algériens. D'autant que l'Algérien s'est «assagi» et s'en est sorti des revendications idéologiques et culturelles dominant le début des années 1990. Ses demandes de logement et de travail, etc., sont aujourd'hui possibles à satisfaire. La situation internationale est également favorable au changement. Il y a aussi le retour de la stabilité sécuritaire qui ouvre les portes du dialogue et des réformes. Mais face aux revendications de réformes, nous avons un discours politico-médiatique qui nous dit : «Nous avons eu notre révolution en Octobre 1988», alors que ce même discours qualifiait Octobre de «chahut de gamins» et que les émeutes de janvier 2011 sont des «actes criminels» qui se sont transformés, par miracle, en «révolution démocratique» ! Nous sommes face à un discours de fuite en avant qui prend les Algériens pour des imbéciles. Le plus dangereux est que la situation financière (et non économique) sert à acheter une paix sociale fragile qui éclatera en morceaux à la moindre baisse du prix du pétrole. Et pour bien comprendre cette incapacité de réforme enfin, il faut revenir au caractère du système et de la génération qui gouverne.
– Comment voyez-vous le schéma de la transition ? Le changement «de l'intérieur» est-il une théorie complètement obsolète ? Il y a une possibilité de changement pacifique par l'intérieur des institutions ou à travers elles, même partiellement. Mais c'est un scénario qui souffre du manque de délai, car la vieille génération n'a plus beaucoup de temps pour entamer des réformes. Et c'est une génération qui a perdu sa crédibilité face à la jeunesse. Donc, tout retard dans l'engagement des réformes implique le scénario violent, comme le préfigurent les mouvements de contestation et l'abstention aux élections. Des indices que le pouvoir ne traite pas avec intelligence. Les deux scénarios sont là, des forces sociales militent pour chaque version. Le temps nous dira qui l'emportera.
– Quel rôle dans ce changement pour une élite fragmentée ? Les élites ne font pas partie de la solution mais du problème : elles sont divisées sur des bases de langue et de projets de société. Nous n'avons pas d'élites nationales qui représentent les composantes de la société. Ces divisions ont annihilé le rôle de l'élite.
– Comment voyez-vous la prolifération dramatique des actes d'immolation ? Il était prévisible que ce genre de violence apparaisse après le terrorisme : la violence s'est tellement banalisée. L'Algérien meurt facilement. Il meurt en voiture, en mer, il est assassiné par un voleur ou se suicide quand il ne trouve pas quelqu'un pour le tuer. L'islam, refuge spirituel pour beaucoup d'Algériens ayant subi les violences, a été dénaturé par les terroristes. Nous sommes face à une profonde crise qui touche jusqu'aux enfants, comme nous l'avons vu récemment avec le suicide d'écoliers. D'où l'importance de relancer les sciences humaines pour comprendre et sortir de la logique du policier (ou, au mieux, du journaliste) comme analystes de ces phénomènes.
– 50 ans plus tard, l'Algérie a-t-elle échoué dans son projet de l'Etat-nation ? Je ne le crois pas. Beaucoup de réalisations ont été accomplies durant cette période. L'école, malgré ses insuffisances, a changé le pays. Il existe également un haut niveau d'homogénéité sociale et politique réalisé en Algérie, il n'y a pas, par exemple, de crainte autour de l'unité du pays. Le déficit actuel se manifeste au niveau du système politique, y compris les partis, qui reste loin des changements du pays. C'est un système qui ne gouverne que les vieux et les vieilles, qui a perdu toute légitimité aux yeux de la jeunesse. Même l'économie peut évoluer si on règle ce problème politique : comment construire un système politique acceptés par les Algériennes et les Algériens doté d'institutions représentatives et d'élites convaincantes.
– La femme, selon vous, est l'avenir de la société civile ? La femme algérienne a réalisé d'énormes réussites, grâce à l'enseignement, au point que des parties de la société veulent la punir pour ses performances. Lorsque le cadre de la compétition est transparent, la femme réussit mieux que l'homme à l'université, au travail, à l'école, dans l'associatif… La femme qui a accepté le voile comme prix à payer pour sa liberté de sortir, travailler et étudier, réussit tout le temps, quand la compétition est ouverte et sans embûches.