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Aïssa Kadri. Sociologue et chercheur : «Les intellectuels algériens sont fascinés par le pouvoir»
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Publié dans El Watan le 11 - 07 - 2013

Aïssa Kadri est professeur émérite. Il dirige un programme de recherche européen (Marie Curie Action) du 7e plan-cadre
de recherches.
-Il y a, ces dernières années, comme une torpeur des élites algériennes. Pourquoi, selon vous, les intellectuels ne participent-ils pas, ou très peu, aux débats nationaux ?
Elites, intellectuels et intelligentsias ne sont pas des concepts interchangeables, ils renvoient à des théories et contextes socioculturels et politiques situés, différenciés. On parlera pour l'Algérie, plus d'intelligentsias, que d'intellectuels ou d'élites. Si l'on excepte certaines interventions de personnalités ou d'intelligentsias «pilotées» faisant passer des messages subliminaux ou carrément provocateurs pour exister vis-à-vis de certains commanditaires ou cercles occultes autant nationaux qu'étrangers, plus que torpeur, je dirais absence ou retrait pour certains, dans des débats, sinon encadrés du moins pollués.
Pour reprendre l'immense Ibn Khaldoun qui caractérisant «l'Etat et le pouvoir… comme un marché sur la place publique… [où] les conteurs affluent, comme les caravanes» relevait que «tout dépend du gouvernement : quand celui-ci, ajoutait-il, évite l'injustice, la partialité, la faiblesse et la corruption et qu'il est décidé à marcher droit, sans écart, alors son marché ne traite que de l'or pur et l'argent fin. Mais que l'Etat se laisse mener par l'intérêt personnel et les rivalités, par les marchands de tyrannie et de déloyauté et voilà, concluait-il, que la fausse monnaie a cours sur la place !»
Je dirais que ne prévaut dans notre pays que la fausse monnaie qui a tendance à délégitimer, déconsidérer, noyer – tel un processus d'inflation galopante où la mauvaise monnaie chasse la bonne – toute initiative, toute intervention, tout engagement constructif et il y en a heureusement !
-Cela est-il spécifique à l'Algérie ?
C'est tout un ensemble de causes spécifiques à l'Algérie, à la fois d'ordre historique et sociologique qui expliquent que les intelligentsias et les intellectuels divisés n'ont pu s'autonomiser dans leur rapport à l'Etat et aux pouvoirs. La période coloniale a été de ce point de vue importante dans la mesure où le mode de structuration vertical, d'assujettissement, entre pouvoir colonial et intelligentsias algériennes ne cesse de faire valoir ses effets. Les intelligentsias et les intellectuels ont été de manière générale cooptés et instrumentalisés dans le procès de domination coloniale. Ensuite, dans la contestation de l'ordre colonial, ceux-ci de manière générale, là aussi, se sont agrafés au mouvement plébéien, s'inscrivant comme appendice des différentes directions.
Les velléités d'autonomie de certaines catégories d'intellectuels ont tourné court, au lendemain de l'indépendance et celles-ci ont été très vite mises au pas et domestiquées, à l'image de l'université dont le défunt M.-S. Benyahia, souhaitant «nationaliser les sciences sociales», disait qu'elle était encore une «citadelle du colonialisme». S'inscrivant dès lors dans une logique de soutien aux thèses du national- développementalisme, certaines autres catégories ont accompagné le pouvoir «césariste», participant à la canalisation et au contrôle du mouvement social. Si l'après-Octobre 88 a pu constituer un espace-temps de libération de la parole et des engagements, la parenthèse s'est vite refermée avec l'acmé des violences ciblant les intellectuels et intelligentsias, dans la continuité d'un certain anti-intellectualisme profondément ancré chez les intelligentsias autodidactes – au sens sartrien du terme – qui ont occupé les centres du pouvoir.
De fait, les intellectuels et intelligentsias algériens sont fascinés par l'Etat, au-delà, par le pouvoir qui place et classe, en l'absence d'espaces d'affirmation hors de l'Etat et des pouvoirs claniques, en l'absence d'une société civile dense qui puisse leur donner les conditions de leur affirmation. En demande de reconnaissance par l'Etat, plutôt par le pouvoir, ils sont en grande majorité inscrits dans une logique de «servitude volontaire». Ils ne participent pas par ailleurs d'un champ intellectuel autonome en tant qu'espace historiquement constitué avec ses institutions spécifiques autonomes et ses règles propres, fonctionnant dans un contexte d'Etat de droit.
-Le vieillissement de la classe politique algérienne apparaît évident à l'approche de l'élection présidentielle. Pourquoi n'y a-t-il pas, d'après-vous, un renouvellement des élites politiques ?
Si effectivement le noyau dur du pouvoir est plus que vieillissant, la question au fond n'est pas seulement une question d'âge, mais une question de la «nature» sociopolitique du pouvoir, des modes d'exercice du pouvoir, d'engagement des uns et des autres dans le processus de donner place aux aspirations des jeunes générations et plus largement aux classes populaires. Le «jeunisme» a aussi ses effets pervers et il y a des vieux qui se sont inscrits dans le combat démocratique de manière plus effective et dynamique que beaucoup de «quadras», qui eux sont plus conservateurs et qui «servent de monture aux rois», selon le mot du célèbre fabuliste Ibn El Mouqaffa caractérisant certains intellectuels en terre d'islam.
Ceci étant, il est avéré que le système politique et social a pratiquement fonctionné depuis l'indépendance jusqu'à aujourd'hui avec une «vieille» élite politique qui doit sa place plus à une légitimité historique que scientifique ou de compétences quelles qu'elles soient, sinon à utiliser la ruse, le cynisme et la corruption. De fait, il y a eu renouvellement des élites, mais par le bas ; c'est leurs caractéristiques qui font problème et leur «circulation» au sens parétien qui est contrôlée voire bloquée pour celles du haut.
-Mais c'est l'université qui jouait auparavant un rôle dans l'éveil de la conscience politique…
Le fait est qu'à l'université, la fonction idéologique a primé sur la fonction productive, le noyau dur plébéien qui a accaparé le pouvoir au lendemain de l'indépendance a élargi sa clientèle et assis ses bases bureaucratiques, idéologiques et sécuritaires à travers des pratiques de cooptation, ponctionnant selon des critères subjectifs, clientélistes et régionalistes dans le vivier des produits du système d'enseignement, substituant à ses premiers appuis, les élites d'origine sociale petite bourgeoisie francophone, progressivement contenues et refoulées dans certains secteurs économiques, des élites arabisées, produit de la massification de l'enseignement, d'origine sociale plus populaire qui vont occuper les secteurs idéologiques.
Sous le bouclier de la vieille élite légitimée historiquement, se succédèrent deux strates générationnelles formées aux mêmes fondamentaux, mais dans des registres différents. Dans le même temps, le noyau dur du pouvoir se clonait, s'auto-reproduisait par le biais, des enfants, des fratries, des affinités sociales électives, des assabyas. Il se consolidait à travers l'interpénétration d'alliances matrimoniales, économiques et l'achat des allégeances. La reconfiguration du système se faisant, comme l'a observé Hughes, à travers le développement de réseaux intriqués de clientélisme, «liant entre eux des hommes politiques, leaders et membres importants de partis, des entrepreneurs et managers d'importants secteurs économiques, de responsables d'organes de sécurité et des membres du système informel».
Ces catégories, opportunistes et cyniques, ne sont pas mobilisées sur la base de principes idéologiques qui animaient les générations précédentes seul prévaut l'aptitude à s'adapter rapidement aux circonstances nouvelles, aux rapports de force qui se mettent en place, aptitude qui est souvent récompensée et légitimée.
-Est-il encore possible de reconstruire une classe intellectuelle d'opposition ?
Il s'agit de processus longs qui vont faire émerger du rapport de force et des luttes sociales de nouvelles configurations sociales. Cependant, la priorité des priorités est, me semble-t-il, de refonder le système éducatif, de repenser au fond la place de l'école, de l'université, de la recherche, de la culture et de manière générale le rapport au savoir et au travail. Le développement de la formation, de la connaissance, l'efficience propre de celles-ci sur l'activité productive, sont bien au cœur du devenir des sociétés. Et de ce point de vue, il y a une centralité de l'éducation dans la production et la reproduction sociale. Je ne parlerai pas ici des dysfonctionnements majeurs qui affectent le déroulement des études. Je ne donnerai qu'un chiffre tout à fait révélateur de la régression de l'Algérie du point de vue de la formation de ses élites. Alors qu'elle était en pointe du point de vue de la formation des ingénieurs dans les grandes écoles françaises, dont beaucoup ont été les grands dirigeants d'entreprises ou d'institutions publiques dans les années 1970, en 2012 selon le quotidien français Le Monde (journal du 13 décembre), parmi les étrangers diplômés des grandes écoles françaises d'ingénieurs, seuls 1,86% sont Algériens, alors que 26,28% sont Marocains, 9,23 Tunisiens et 4,69% Sénégalais et 11,32% Chinois !
Les observateurs lucides, voire même certains parmi ceux qui ont en charge des secteurs concernés constatent l'état de délitement avancé, de désinstitutionalisation effective de ce qui devrait être les locomotives – les institutions éducatives et de formation - de la modernisation du pays. Car comment expliquer le fait que nombre d'entre les membres de la classe dirigeante et sans doute au-delà, certaines franges des classes moyennes ne voient de salut pour leurs enfants que dans les études à l'étranger. De fait, la classe politique dirigeante semble faire l'impasse sur un système d'enseignement efficient et produisant des élites qui puissent affronter le siècle.
La rente permet dans le moment cette impasse. Ce sont les bureaux d'études, les cadres, ingénieurs étrangers qui managent beaucoup de secteurs : la construction, l'eau, les transports, la téléphonie, l'énergie. Les élites et les travailleurs productifs sont étrangers, le monde de la Fonction publique et des secteurs de l'Etat bureaucratique sont occupés par des élites «rentières» qui sont souvent en demande corporatiste. La situation est quasiment homologique à celle coloniale : «au pays» la fonction de «dégrossir» une main-d'œuvre de base à bon marché, «à la métropole» de s'accaparer des compétences et de l'encadrement.
-Comment expliquer l'absence des élites sur le terrain des luttes sociales ?
Est posée en effet de manière plus aiguë en Algérie qu'ailleurs la question des modes d'articulation des contestations de base, avec les catégories qui peuvent en coalescence leur donner sens et les faire passer à un niveau qualitatif. On observe ainsi que sous l'effet conjugué de la rente, d'un syndicalisme instrumentalisé, de la faible autonomie du mouvement associatif, de l'absence de direction et de médiation, les fractures sont plus nettes entre base des mouvements sociaux et intelligentsias commises et instrumentalisées. Les contestations apparaissent de ce fait débridées et sans autres objectifs que corporatistes ou d'intérêts matériels catégoriels immédiats (logements, eau, routes, emplois, salaires, primes, produits de consommation, concours d'accès aux postes et cycles d'études, actions de moralisation ciblant les femmes et l'alcool, etc.).
Les fractures intellectuelles, linguistiques, intergénérationnelles, entre intellectuels «diasporiques» et intellectuels sur place dont certains se réclament comme nationaux (sic) (l'Appel des intellectuels nationaux du 25 mars 2001), les positionnements et engagements binaires populisme versus étatisme, qui ont eu cours jusque-là, ont fait que ces intelligentsias, ces intellectuels fragmentés, n'ont pu produire du sens. Ils apparaissent toujours décalés par rapport aux mouvements de fond qui travaillent la société.
-Comment expliquer que les intellectuels algériens ne se sentent pas concernés par ce qui se passe dans leur pays ?
Cependant il n'y a pas que la responsabilité propre des intellectuels qui est engagée. On observe également que la force motrice, la jeunesse diplômée, est ici tout à fait en décalage voire déconnectée des mouvements sociaux, si l'on excepte de petites minorités actives qui se sont vite épuisées.
Dans le même moment où les pays qui ont vu les jeunes qui sont le produit d'institutions de haut enseignement supérieur public ou privé internationalisé de contournement d'institutions éducatives massifiées, que cela soit dans le mouvement de la place Tahrir en Egypte, de la Tunisie, des blogueurs, ou au Maroc dans le réseau du 20 Février, intervenir de manière plus organisée, plus en lien avec d'autres catégories sociales, l'affirmation des jeunes Algériens produits d'une université massifiée anomique, apparaît plus débridée, plus hétérogène, plus erratique, corporatiste, moins conscientisée et coupée de toute autre forme de mobilisation. Il faut ajouter que le piétinement du mouvement associatif, son recul, la fermeture engagée à travers la nouvelle loi liberticide, procèdent là aussi d'un enfermement qui ne laisse place, faute d'espaces d'expression autonomes, qu'à des revendications, corporatistes, locales, réactives qui s'enkystent et prennent de plus en plus des formes violentes. Les intellectuels s'inscrivent ainsi dans la continuité des engagements qui les mobilisaient par le passé, le «crypto-nationalisme», la défense en son nom, de pouvoirs claniques et prébendiers !
Au nom d'une prétendue consolidation de l'Etat (dans le même moment où celui-ci se délite et se privatise), d'un danger extérieur (plus alibi du maintien d'un statu quo), les luttes sociales, la contestation de l'autoritarisme, l'exigence d'une vie plus démocratique, sont perçues comme autant de complots.
-Le 2 juin dernier, les épreuves du baccalauréat se sont transformées en «mutineries» des candidats qui contestaient les sujets. Ces comportements sont-ils symptomatiques de la faillite du système éducatif ?
Ces «mutineries», comme vous le dites, ces contestations, ces dissidences s'enkystent et les unes font oublier les autres dans un processus généralisé de délitement. Il y a eu des contestations aussi graves, celles d'étudiants refusant leur notation et exigeant de nouveaux barèmes, de postulants à des concours remettant en cause les résultats et les décisions de jurys, de médecins résidents, voire de professeurs insatisfaits des règles de leurs promotions et j'en passe. De fait, c'est la symbolique du bac ici qui, en tant qu'examen national et rite de passage vers l'âge responsable, en survalorise l'effet. La réponse des autorités a été soit de céder, soit de dire : circulez, y a rien à voir, en créant des commissions qui au mieux prendront des sanctions à la marge.
Ces micro-violences qui s'élargissent, ces contestations qui prennent des formes variées, violences contre les institutions, les personnes et les biens, émeutes, suicides, immolations témoignent de mouvement de fond qui touche aussi bien au délitement des institutions, en premier l'école et la famille, à l'ineffectivité de la norme, qu'aux transformations des représentations vis-à-vis de l'autorité. Les violences destructrices et autodestructrices des jeunes, les contestations tous azimuts qui se développent, témoignent à mon sens, de blocages de processus d'individuation, d'individus privés de possibilités – en l'absence de registres collectifs de significations – de se construire, de s'estimer, de s'affirmer, d'être reconnus en tant que tels. Elles témoignent d'une domination qui phagocyte leur émergence en tant qu'individus libres et responsables. C'est bien l'autorité dans les fondements mêmes de sa légitimité, de haut en bas des appareils, qui est ici contestée. Il ne reste donc que la répression qui connaîtra très vite ses limites.


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