Comme de juste, la campagne fut très animée et les candidats ne se privèrent pas, comme il se doit en pareille circonstance, de proposer leurs analyses respectives de la crise et les moyens d'en venir à bout. Curieusement, du moins en apparence, la question des droits de l'homme, qui fait tant problème à l'intérieur comme à l'extérieur, a été peu abordée, voire carrément occultée. A l'évidence, cette discrétion ne procède pas d'une volonté délibérée de fuir le débat, elle est plutôt à chercher dans la culture politique de ces candidats, c'est-à-dire dans l'histoire du mouvement national. Gageons que la commémoration du cinquantenaire de l'indépendance va alimenter la vaine querelle des mémoires, sans s'attarder outre mesure sur un sujet aussi sensible que la question des droits de l'homme. C'est que la guerre de libération n'a pas été conduite au nom de ces droits, mais au nom du droit des peuples à disposer d'eux-mêmes. La différence entre les deux concepts tient moins à l'antinomie naturelle entre toute guerre, avec son lot d'actions meurtrières ou d'exactions de toutes sortes et les droits humains, qu'à l'histoire même de ces droits. Il n'est pas contestable, en effet, que jusqu'à une époque très récente, ces droits étaient les droits de l'homme blanc, et de lui seul. Ce n'est pas faire injure aux héritiers de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789, que de relever qu'ils se sont parfaitement accommodés du code de l'indigénat et de l'antisémitisme, comme les pères fondateurs de la démocratie américaine ont accepté avec bonne conscience l'esclavage, sans parler du sort des Indiens, nonobstant les grands principes énoncés dans la Constitution modèle de 1776. Qu'est-ce à dire sinon que le système colonial, comme tout autre système de donimation, repose nécessairement sur la dévalorisation de l'autre, la négation de son humanité. Claude Roya écrit quelque part : «Un voleur heureux, c'est celui qui s'est convaincu que le volé méritait de l'être.» Et ce ne sont pas les velléités intégrationnistes d'un Guy Mollet, chef de gouvernement socialiste opposant son projet de libérer les individus à la volonté d'indépendance du peuple algérien qui allaient réconcilier le FLN en guerre avec les droits de l'homme, version de l'époque. Bref, les droits humains n'ont pas fait bon ménage avec l'Algérie coloniale, c'est le moins que l'on puisse dire. Dans ces conditions, on comprend que l'indépendance, arrachée au prix fort, a d'abord et avant tout signifié le droit de construire un Etat, avec tous les attributs de la souveraineté. On se souvient du slogan qui a fleuri, l'été 1962, sur les murs d'Alger, en signe de désapprobation de la guerre des chefs qui s'étaient lancés dans la course au pouvoir : «Un seul héros, le peuple». En d'autres termes, les droits de l'homme n'étaient pas d'actualité au début de l'indépendance, marquée par le triomphe sans partage des droits de l'Etat, Etat providence et Etat-gendarme à la fois. L'Etat-providence a dispensé généreusement ses bienfaits à un peuple reconnaissant. Le patrimoine immobilier abandonné par les pieds-noirs a facilité bien des choses. La rente pétrolière a fait le reste. En somme, nous avons goûté à la société de consommation avant de commencer à produire, comme prévu par Frantz Fanon dans Les Damnés de la terre (Ne croyez pas qu'il ont brûlé les étapes, ils ont commencé par la fin). Quant à l'Etat gendarme, il a étouffé dans l'œuf toute forme d'altérité, sans lésiner sur les moyens… hérités de la période coloniale (Dar El Nakhla avait un temps supplanté la villa Susini de sinistre mémoire…). Quand une minorité d'avant-garde revendiquait les libertés formelles, on lui opposait avec mépris les libertés réelles. Quand elle réclamait timidement une démocratie plurielle, on exigeait sa soumission à la démocratie populaire. L'histoire a bégayé, bien sûr, et les droits de l'homme ont été complètement absorbés dans les droits de l'Etat. Il en sera ainsi pendant de longues années. Il va sans dire qu'ils ne pouvaient germer et s'affirmer que dans l'adversité, en opposition avec les droits de l'Etat, ce qui va de soi, mais aussi avec les droits de Dieu. Cet antagonisme triangulaire n'a pas cessé à ce jour de peser sur le devenir des droits humains en Algérie. Le mérite d'avoir porté la revendication de ces droits dans leur acception moderne revient incontestablement au mouvement culturel berbère (MCB) qui a eu l'intelligence d'axer son combat pour le pluralisme culturel, dans le but de le soustraire à la politique politicienne, en imposant, à la faveur du printemps berbère d'avril 1980, un véritable débat de société. Qu'il fût durement réprimé, et ses leaders incarcérés pour atteinte à la sûreté de l'Etat ne pouvait guère étonner. Plus surprenante et sanglante fut la réaction du mouvement islamiste naissant, qui s'est traduite par l'assassinat, le 2 novembre 1982, du jeune Kamal Amzal, premier martyr de la cause amazighe et du combat pour les droits humains. Il n'empêche. Le mouvement s'est vite amplifié avec la naissance, certes conflictuelle, mais combien symbolique, de ligues des droits de l'homme, faisant dire à l'ami Fellag qu'en Algérie on pouvait se flatter d'avoir plusieurs organisations de droits de l'homme mais que, hélas, on avait très peu de droits. Pendant que les militants des droits humains traçaient, non sans quelques rivalités de mauvais aloi, un sillon plus ou moins sinueux, le mouvement islamiste n'est pas resté inactif. Il n'avait pas d'opposition de principe au tout Etat. Il voulait un tout Etat islamique, débarrassé de toute tentation laïque ou démocratique. L'Islam était-il religion d'Etat ? Les intégristes ne pouvaient se satisfaire de cette disposition constitutionnelle, car, pour eux, l'Islam est religion «et» Etat. Profitant de leur parenté idéologique avec une partie de l'appareil du FLN, ils ont marqué un point décisif avec l'adoption, en 1984, du code de la famille, dit code de l'infamie tant il malmène les droits de la femme, c'est-à-dire de plus de la moitié de la population de ce pays. L'histoire retiendra des années 1980 qu'elles ont été celles de tous les espoirs, mais aussi de tous les dangers. Le pouvoir lui-même n'a pas échappé à l'ambiguïté ambiante, car, s'il est vrai de dire, comme on vient de le voir pour le code de la famille, que le FLN est le père du FIS, il serait injuste de ne pas relever une réelle volonté d'ouverture à la modernité, d'une aile de ce pouvoir, avec un début de reconnaissance du mouvement associatif. C'était une année avant le 5 Octobre 1988, c'est-à-dire avant l'explosion dans la rue de toutes les contradictions de la société. J'avoue quelque gêne, encore aujourd'hui, à évoquer cet événement majeur, parce que je n'en fais pas une lecture aussi positive que la société civile dans son ensemble. Mouvement ambivalent s'il en fut, Octobre 88 a sonné le glas d'une époque, en ouvrant sur toutes les aventures. S'il a exprimé le ras-le-bol d'une jeunesse amputée de son présent sous prétexte qu'elle avait pour elle l'avenir, il peut tout aussi bien être revendiqué par les démocrates que par les islamistes. Il a traduit une profonde aspiration au changement, mais lequel ? N'en déplaise aux puristes, Octobre 88 apparaît, et l'observation vaut également pour le printemps arabe, comme le négatif du Printemps berbère dont les objectifs, portés par une jeune élite hautement politisée, était d'un parfaite lisibilité. Ce n'est pas un hasard si le seul leader à s'être affirmé à cette occasion a pour nom Ali Benhadj. Ce n'est pas un hasard non plus si les deux villes les plus politisées du pays, Tizi Ouzou et Béjaïa, se sont tenues sur la réserve. Quoi qu'il en soit, le pouvoir a plié sans rompre. Tragique ironie de l'histoire, le failli s'est transformé en syndic de faillite en optant, avec la Constitution du 23 février 1989 et les lois subséquentes, pour un pluralisme débridé. Mais on n'explique pas le passé par le présent, et force est de reconnaître que les démocrates se sont d'autant moins inquiétés que, d'un point de vue formel, les droits humains ont vécu leur âge d'or dans la foulée d'Octobre 88 : condamnation unanime de la torture par une société civile à peine naissante, mais combien foisonnante, activisme débordant du Mouvement des journalistes algériens (MJA) qui a très vite imposé la liberté d'expression (écrite) et un début de pluralisme médiatique. Les militants des droits humains ont imposé l'adhésion, en avril-mai 1989, à la Charte internationale des droits de l'homme, en particulier au pacte international relatif aux droits civils et politiques de 1966, ainsi qu'à la convention internationale contre la torture de 1984. Les femmes sont montées au créneau pour faire entendre leur voix trop longtemps étouffée. Bref, nous nous grisions de nos folles utopies, sans réaliser le moins du monde que le ver était dans le fruit. Pourtant, les signes alarmants ne manquaient pas : c'est une étudiante qu'on vitriole pour causse d'indécence vestimentaire (déjà…). On fera «mieux» un peu plus tard, avec Katia Bengana… C'est un bébé qui est brûlé vif dans l'incendie volontaire du logement d'une mère de famille soupçonnée de mœurs contraires à la morale. L'ordre nouveau était donc en marche à la fin des années 1980 avec ses bourreaux et ses victimes, les uns et les autres parfaitement identifiés, et ce, bien avant l'interruption du processus électoral qu'on chargera de tous les maux. On connaît la suite Les droits de Dieu ont été, suprême sacrilège, outragés par ceux-là mêmes qui s'en réclamaient haut et fort en commettant leurs forfaits, massacres collectifs et crimes contre l'humanité confondus. Les droits de l'Etat ont basculé dans la coercition et les disparitions. A cet égard, la famille des journalistes symbolise, jusqu'à la caricature, cette tragédie, elle qui a payé un énorme tribut au terrorisme, tout en subissant un harcèlement judiciaire permanent. Elle a porté haut, avec les femmes démocrates, l'esprit de résistance au fascisme, à l'obscurantisme et à l'autoritarisme. C'est un devoir élémentaire de rappeler la manifestation populaire organisée par les femmes le 22 mars 1994, à un moment où le pouvoir envisageait sérieusement de trouver un compromis avec l'intégrisme. Etaient-elles 150 000 dans la rue, comme l'ont annoncé les comités d'organisation, ou 50 000, selon le décompte des observateurs les moins favorables ? Le fait est, qu'à ce jour, aucun pays du tiers-monde et peut-être même au monde n'a rassemblé autant de femmes dans la rue, malgré une situation sécuritaire aléatoire. C'est l'occasion de le relever ici, et c'est une autre «spécificité» dont nous nous serions bien passés, les militants des droits de l'homme n'eurent pas seulement à affronter les foudres du pouvoir et la barbarie intégriste, ils ont appris à compter avec la position franchement hostile des ONG internationales spécialisées dans la défense des droits de l'homme et de certains faiseurs d'opinion, et pas des moindres. Quand Amnesty International qualifie les GIA de «groupes armés d'opposition» et leurs abominations de «crimes à motivation politique», nous disons sans ambages qu'il leur apporte un encouragement inestimable, renforcé par la fameuse question (assassine) «Qui tue qui ?». Quand Reporters sans frontières accusent la presse indépendante d'être à la solde du pouvoir, ils légitiment ipso facto le génocide perpétré contre les journalistes de ce pays, à tout le moins ils l'excusent, puisqu'ils font leur l'argumentaire des assassins. Au fait, le ci-devant président de ce mouvement vient d'exprimer urbi et orbi sa nostalgie de l'Algérie française – CQFD… Les choses se sont calmées depuis que l'Etat est pratiquement venu à bout du terrorisme intégriste. Après avoir longuement évolué entre le mauvais et le pire, les droits humains connaissent une sorte de stabilisation. Portés par la société civile, avec des ligues très actives et des associations omniprésentes, à l'image de celle des familles des disparus, ils ont fini par être institutionnalisés, avec d'abord un éphémère ministère des Droits de l'homme, qui ne fut pas sans mérite dans le contexte de l'époque (début de la décennie rouge), ensuite des organismes directement rattachés à la présidence, dont le dernier est particulièrement dynamique. Et même si l'Etat n'est pas encore de droit, il s'est ouvert à de nouvelles perspectives avec l'agrément accordé à de nombreux partis politiques et la promesse de libération prochaine de l'information aux médias lourds. Les élections du 10 mai 2012 se sont tenues dans des conditions dont le monde entier a relevé la régularité d'ensemble, avec en prime l'entrée en force des femmes au Parlement, qui ne sera pas sans effet sur les évolutions futures de la société. Il reste que tout va dépendre de la prochaine réforme de la Constitution, tant il est vrai que le devenir des droits humains est lié, vaille que vaille, à l'avènement d'une véritable démocratie. Et, dans ce domaine précis, notre pays, à l'instar des autres Etats arabo-musulmans, est confronté à l'équation bien connue de la quadrature du cercle : que faire quand des élections démocratiques donnent le pouvoir aux ennemis de la démocratie, comme c'est systématiquement le cas actuellement ? A l'occasion des consultations de la commission Bensabah, dont il me plaît de relever la qualité d'écoute, j'ai fait la proposition de nous inspirer, toutes choses égales par ailleurs, de l'exemple turc pour tenter de résoudre ce problème apparemment insoluble. Encore faut-il garder à l'esprit que la démocratie n'est pas qu'une technique électorale, mais aussi et surtout un ensemble de valeurs sans lesquelles elle cesse d'être la démocratie, puisqu'aussi bien la dictature du nombre n'est pas plus légitime que n'importe quelle autre dictature, fût-elle issue du suffrage universel. En d'autres termes, d'accord pour le pouvoir à la majorité issue des élections démocratiques, mais interdiction à cette majorité de violer les principes démocratiques (respect de la minorité, garantie de l'alternance, droits de l'homme en général et de la femme en particulier, liberté de croyance et d'opinion, liberté d'association…). Ces principes inviolables doivent former un socle constitutionnel à l'abri des aléas électoraux. Tout est évidemment dans la faisabilité du projet. J'ai proposé la création d'une haute autorité (peu importe sa dénomination) habilitée à recourir à l'armée pour faire obstacle à toute tentative de… «coup d'Etat» contre ledit socle, étant précisé que l'armée, qui aura évacué le champ politique, ne disposerait d'aucun droit d'auto-saisine pour défendre la Constitution, très exactement, comme elle ne dispose pas d'un tel droit pour défendre la pays. Si l'on excepte l'observation de bon sens relative à la délicate composition de cette haute autorité, les commentaires dans la famille démocrate ne furent pas enthousiastes, il s'en faut de beaucoup. Et pourtant, hors cette réforme, point de salut pour l'Algérie, comme pour n'importe quel autre pays «frère», l'Egypte par exemple, pour ne citer que cette grande nation livrée au chaos faute d'avoir trouvé la bonne solution à la quadrature du cercle sus évoqué. C'est pourquoi je persiste et je signe.