Si l'Andalousie, portée durant des siècles comme un profond stigmate sur le corps sociopolitique, de ce côté-ci de la Méditerranée, a cessé depuis longtemps d'interpeller les esprits pour des raisons socio-historiques évidentes, la Palestine, par contre, se veut blessure béante, qui n'est apparemment pas en passe de se cicatriser. Elle est même à l'image de l'Andalousie d'avant 1492, celle qui a vu ses dynasties et ses roitelets s'entretuer sans merci et s'offrir ainsi, gratuitement, aux rois de la reconquête. N'est-ce pas ce qui arrive aujourd'hui, en terre de Palestine ? Laâredj Wacyni, dans son roman, Crematorium, tente justement de nous dire, à travers les derniers moments d'une artiste-peintre palestinienne, la geste d'un peuple livré aux convoitises sionistes et occidentales d'une manière générale, depuis la création de l'Etat d'Israël en 1948. Avec la complicité des Etats occidentaux, il faut se le répéter continuellement, l'ancienne victime du nazisme, entre 1933 et 1945, s'est transformée en bourreau inégalé, obéissant grandement à ses pulsions génocidaires sous prétexte de se préserver, de se faire reconnaître comme un Etat de droit qui n'est, en fait, qu'une base militaire avancée américano-sioniste sur une terre proprement palestinienne. C'est durant sa période de rémission d'un cancer du poumon que Meriem, personnage principal de ce roman, se met à peindre avec frénésie comme pour rattraper un temps perdu avant de quitter l'ici-bas. Expulsée de sa ville natale, Al Qods, à l'âge de huit ans, elle s'est retrouvée, malgré elle, aux Etats-Unis où elle a subi les affres du déracinement, de la disparition de l'identité première au profit d'une autre, imposée celle là, rappelant ainsi à bien des égards la figure de son compatriote, le grand remueur d'idées, Edward Saïd, qui a connu le même cheminement. Avec courage et obstination, elle se promet de rétablir son moi, celui de sa terre natale, par le truchement de sa peinture, et décide, une fois sur le point de livrer son dernier souffle, de se faire incinérer afin de retourner chez elle, à Al Qods, ne serait-ce que sous forme de cendres. Or, les déportés d'hier lui refusent ce dernier sacrement, elle qui avait demandé aux siens de jeter ses cendres dans les différents recoins de la ville d'où elle fut déracinée au sortir de la Seconde Guerre mondiale. Waciny, en traitant avec finesse de la Palestine, rejoint en vérité cette équipée d'écrivains algériens qui, en dépit de la botte colonialiste, n'avaient jamais cessé, depuis les années vingt du siècle dernier, de tourner leur regard en direction de cette terre, objet de tant de convoitises. Dans un style limpide et d'un grand allant lyrique, puisque le roman selon l'auteur est cette « plongée perpétuelle dans le monde du connu et de l'inconnu avec le souci de faire remonter tout ce qui est beau », il fait plusieurs haltes dans la vie intime des Palestiniens, celle des femmes en premier lieu, pour nous dire combien la déportation demeure un mal impardonnable. On pleure la douleur de Meriem qui, en dépit des souffrances qui ont jalonné sa vie, demeure de marbre et d'une grande sensibilité à la fois. Les larmes secrètes qu'elle déverse de temps à autre n'ont rien à voir avec celles d'une Cassandre qui se voyait livrée, pieds et mains liés aux usurpateurs grecs. Car, pour elle, il ne s'agit guère d'atteindre le Yémen, selon le dicton si galvaudé depuis longtemps, mais bien la Palestine, même si le bourreau est là pour empêcher le rituel des cendres.