a un moment où Alger s'apprête à devenir, durant une année, la capitale de la culture arabe, le 600e anniversaire de la mort d'Ibn Khaldoun (1332-1406) nous interpelle avec force : la raison a-t-elle quelque chance de s'imposer dans le champ sociopolitique maghrébin, dans nos universités, parmi nos intellectuels et écrivains et surtout parmi nos gouvernants ? Apparemment, cet anniversaire est en train de passer inaperçu. Aucune information n'a circulé jusqu'ici sur cet événement qui ne risquerait pas de l'être. Aucune manifestation culturelle dans nos universités, aucun documentaire filmé sur cet intellectuel incomparable, aucune table ronde à la télévision, rien de rien. C'est que la raison, en tant que condition sine qua non pour n'importe quel changement social, continue de faire peur chez nous, d'où les assassinats politiques et les guerres fratricides. Ibn Khaldoun, en son temps, avait bien compris le jeu. Il a su, sur le terrain même, que la question de gouvernance en Islam n'a jamais été tranchée, d'où sa théorie sur « l'esprit de corps » pour expliquer, momentanément, les tribulations de la grande société maghrébine. Le champ sociopolitique devait, après lui, prendre des allures et des formes sans cesse différentes l'une de l'autre, faute d'un pouvoir centralisateur reposant sur les exigences de la raison : des dynasties, des roitelets, des tribus antagonistes pour tomber, en dernier lieu, entre les mains des Ottomans, puis celles des Français. Qui, à titre d'exemple, parmi les gouvernants de son temps aurait permis à Ibn Khaldoun de vaquer aux choses de l'esprit en toute tranquillité ? Ministre, chambellan, négociateur et par la force des choses, comploteur et agitateur politique, il ne put trouver ce confort matériel et moral tant recherché par tout écrivain, par tout véritable intellectuel, pour élaborer sa théorie sur la philosophie de l'histoire et jeter les bases de la science sociologique. La raison, absente de tous les secteurs de la vie politique, fit donc d'Ibn Khaldoun une espèce de fuyard à la recherche d'un lieu tranquille pour sauver sa peau et continuer sa longue méditation sur l'histoire. On le voit, entre 1372 et 1376, s'isoler dans la forteresse des Beni Salama, (région de Frenda), où il écrivit sa fameuse Moukaddima, prélude à sa monumentale « histoire des arabes, des berbères, des Persans et des grands gouvernants de ce monde ». Ses biographes, bien que soucieux de mettre en relief tous les détails concernant sa vie politique et intellectuelle, au Maghreb comme en Andalousie et au Moyen-Orient, ne rapportent presque rien sur cet acte d'isolement volontaire dans la forteresse des Beni Salama. Pourtant, l'acte en lui-même se présente comme un exutoire de toutes les frustrations endurées par les intellectuels de son époque. En effet, il fallait alors, pour Ibn Khaldoun et pour d'autres intellectuels du Maghreb et de l'Andalousie fuir ou s'isoler dans le seul but de traduire en clair les codes raffinés de l'histoire humaine. Aux yeux d'Ibn Khaldoun, se consacrer à l'ouvrage de l'esprit, et uniquement pour lui, voilà ce qui pouvait constituer un chef- d'œuvre en lui-même, surtout en un temps où les horizons s'alourdissaient de guerres civiles et de reconquête catholique, de débâcles à l'Est comme à l'Ouest. Par son isolement à la forteresse des Beni Salama, il se donna en exemple et il ne rompit jamais son pacte envers sa propre personne en dépit de tout ce qui a été dit sur sa rencontre forcée avec Tamerlan, en terre palestinienne, en 1404. Où sont, aujourd'hui, les khaldouniens ? Taha Hussein, (1889-1973), s'en détourna après son retour au Caire en 1919, pourtant Ibn Khadoun fut l'objet de sa thèse à la Sorbonne. Depuis l'édition critique réalisée par Ali Abdelwahid Wafi, dans les années 1940 du siècle dernier, les essais portant sur le côté historique et sociologique de l'œuvre d'Ibn Khaldoun se font rares. Chez nous, au Maghreb, les recherches ont été mises sous le boisseau depuis belle lurette, pourtant il y eut des khaldouniens distingués, tels que les regrettés Abdelmadjid Meziane et Abdelaziz Lahbabi, et Abdellah Cheriet, qu'Allah lui prête longue vie. En Occident, on fait l'éloge d'Ibn Khaldoun, on traduit ses écrits depuis le début du XIXe siècle, mais, la place de premier plan, on la donne toujours à Auguste Comte, (1798-1857), en matière de sociologie, ou à Friederich Hegel, (1770-1831), en matière de philosophie de l'histoire. Une fois de plus : Ibn Khaldoun, a-t-il sa place parmi nous ? Continuera-t-on de passer sous silence le sixième centenaire de sa mort, dans ce Maghreb central qu'il a tant aimé, en Tunisie où il est né, au Maroc où il a exercé plusieurs fonctions politiques, en Espagne où il a été un habile négociateur avec les rois catholiques, au Moyen-Orient où il a été un grand jurisconsulte malékite à deux reprises, en Palestine où il a sauvé ce qui restait d'un Empire musulman aux abois ? L'occasion nous est donnée, à tous, en ce sixième centenaire de sa mort, pour témoigner notre bonne foi à son égard et à l'égard de tout ce qui a trait à la raison.