De ces jardins enivrants de cette Andalousie légendaire, où se mêlaient érotisme, beuverie et sérénades, nous viennent aujourd'hui ces vers si célèbres entonnés jusqu'à aujourd'hui par nos divas et nos mélomanes du haouzi : «Selli houmoumek fi hadhi El achia – Ma tedri bech yatik essabah» (Dissipe tes maux ce soir, tu ne sais point ce que le matin te réservera). Cette insouciance criminelle, combinée évidemment à d'autres facteurs, ouvrira les portes à la Reconquista. Nos Maures, esthètes et amateurs de bonne chair, auraient dû savoir que pendant qu'ils étaient affalés en galante compagnie, à l'ombre de leurs jasmins et leurs orangers, avec des échansons à leurs pieds et les airs de Ziriab qui embrumaient leur lobe pariétal, il y avait également à leur chevet d'autres personnes qui tissaient laborieusement ce qu'on appellera la «Renaissance», qui sera à son tour la mère de la révolution industrielle et de la conquête spatiale. Et ce n'est pas terminé. On ne peut reprocher à ces Maures si raffinés cette joie de vivre et l'extrême élégance des mœurs qu'ils ont pu léguer à une Europe roturière. Les instincts et les pulsions, ça ne se commande pas. C'est aussi vieux que le monde. Quatorze siècles avant notre Ziriab, le poète romain, Horace, laissa le même testament «Carpe Diem» : «C'est aujourd'hui qu'il faut vivre. Car demain reste pour toi ce qu'il y a de moins sûr ». Quelle étrange similitude de passions et de passe-temps, néanmoins les descendants d'Horace ont fabriqué un Occident qui règne en maître incontestable depuis cinq siècles. Nous retournerons à nos tentes, avait dit l'émir. C'est ce qu'il prédit à ces Sémites lorsqu'ils auront siphonné tout leur jus. Comme c'est étrange ! Les prophéties de cet émir me rappellent les prédictions toutes récentes du réseau Nabni à propos d'un futur proche de l'Algérie. «Retourner sous sa tente !» est certes une ineptie cinglante qui n'est pas digne d'un homme sensé, qui se prétend créé à l'image de Dieu ou investi sur terre de cette mission représentative de l'esprit du Seigneur. L'islam des lumières ne semble guère avoir eu quelque effet sur notre émir, dont les gènes de ses ancêtres païens s'impatientaient pour se réactiver de plus belle, afin de s'adonner entièrement à cette voluptueuse oisiveté qui rêve de l'infini dans un désert morne et stérile. Seul un homme étouffé par une arrogance, qui constitue sa seule richesse, pourrait concevoir son passage sur terre, ballotté entre un bivouac, des dromadaires, des yachts et des jets privés. Hélas, s'il n'y avait parmi ces Sémites prodigues que cet émir, il n'y aurait pas de quoi fouetter un chat. Mais le monde arabe grouille de ces joyeux lurons, propriétaires de pays qu'ils promettent de laisser en friche. Il faut vraiment avoir un esprit complètement fossilisé pour oser dilapider une énergie fossile non renouvelable, sans se donner les moyens de créer de nouvelles assises propres à induire un progrès pérenne et définitivement affranchi de cet accessoire qui n'aurait, en fin de compte, servi qu'à procurer un certain confort jouissif et à l'étirer sur quelques dizaines d'années. «Al yaouma khamra wa ghada Amran», disait aussi notre regretté, Imrou'l Kaïs, «Aujourd'hui l'ivresse et demain la décision». La poésie de notre Casanova arabe figure parmi ces prestigieuses Mu'allaqat où l'amour, le vin et la flagornerie tiennent quand même une place non négligeable. Au diable ce génie capable de créer toutes les autres richesses et énergies durables que notre longue marche vers un futur incertain exige. Cet esprit suicidaire, réfractaire au progrès, qui refuse de revendiquer un futur pour se contenter seulement de cet attribut que notre légende des siècles appelle «El-Mourouâa» (virilité) continue à errer, tel un spectre, sur ces territoires qui ont été foulés par ces valeureux conquérants initiés à l'école du Prophète pour diffuser un savoir et une sagesse intarissables. On imaginait un autre futur pour ces ruches que les compagnons du Prophète avaient essaimées. «Que s'est-il passé ?» disait, abasourdi par autant de décadence consentie, l'islamologue Bernard Lewis. Bien avant cet historien de Princeton, un autre historien, E. F. Gautier, qui nous a longtemps fréquentés et suffisamment bourlingués sur notre territoire, aurait dit lui aussi : «Par quel enchaînement de fiascos particuliers, s'est affirmé un fiasco total ?» Je serais tenté de satisfaire la curiosité de ces messieurs, qui ne sont pas rompus à nos mœurs indolentes et impulsives, en leur disant ceci : «Errodjla khanguetna.» (notre propre virilité nous étouffe !). Sincèrement, je ne vois pas d'autre cause que cette vertu qui ne cesse de nous harceler depuis la nuit des temps, ce legs originel, ultime et unique dont nous ne cessons de nous vanter aujourd'hui encore. A défaut de conquérir le globe autrement que par notre pétrole et notre grabuge, nous pillons nos propres richesses, donc celles de notre progéniture, en laissant au peuple ses ours en peluche et cette indicible satisfaction étrangement libidineuse et machiste qui lui permet de fantasmer sur d'autres globes et d'autres rondeurs moins prometteuses peut-être, mais néanmoins fortement cathartiques : de pauvres ballons de foot qui ne cessent de nous dire d'aller chercher la gloire ailleurs ou de disparaître dans la dignité. Je doute que ce soit l'islam qui ait empêché l'extinction de cette espèce bizarre d'enfants prodigues, maudits et incorrigibles que nous sommes. Nous aurions probablement disparu, tels ces Indiens d'Amérique, s'il n'y avait pas eu notre cher pétrole. Quant à l'islam, rassurez-vous, il se suffit à lui-même et saura éternellement où dénicher ses propres fidèles, loyaux, lucides et pourquoi pas solubles dans la modernité, la démocratie et la laïcité. «Il ne faut pas se demander ce que l'islam a fait des musulmans, mais bien ce que les musulmans ont fait de l'islam», dira Bernard Lewis. Il y eut d'abord ce Maghreb chaotique, patchwork de tribus disséminées sur un territoire confus avec autant d'obédiences, de dialectes et de chefs dont les seules ambitions étaient de figer le temps, leurs enclos et leur pouvoir. Tout ce beau monde morcelé, divisé et affaibli avec de surcroît les turbulences d'une Reconquista aux prolongements ingérables, sera forcé de solliciter une protection assez bizarre pour contrer les ambitions de la belle Isabelle de Castille et de ses conseillers en soutane. Ce sera des corsaires, moitié albanais, moitié grecs, qui viendront à notre secours et forcément s'amouracheront de nos terres fécondes, y éliront domicile, prendront le pouvoir et donneront naissance à une autre époque de gloire et de tumulte, celle de la Régence d'Alger. Nous donnerons nos filles à des janissaires au service d'un pouvoir qui sera en permanence contesté, menacé et affaibli de l'intérieur. Kouloughlis et autochtones revanchards donneront du fil à retordre à ces maîtres des lieux qui, tantôt, servaient la sublime porte, tantôt se remplissaient les poches. Nos beaux mercenaires, intelligents, rusés et terriblement chahuteurs, sur une Méditerranée qui commençait à devenir «géostratégique», irriteront tout le monde et particulièrement certains prospecteurs. On s'est dit que nos vastes territoires, qui appartiennent à tout le monde ou qui n'appartenaient à personne, sauf peut-être aux percepteurs ottomans et à leurs vassaux autochtones, pourraient peut-être changer de main. Ce sera cette fois-ci une autre opération de sauvetage qui va s'enclencher : nettoyer la Méditerranée afin de sécuriser des échanges commerciaux florissants et faire semblant de donner un coup de main à ce fatras de tribus belliqueuses et terriblement rétives à toute autorité centrale et à un nouvel ordre mondial. Le général de Bourmont laissera penser «aux Kouloughlis, aux Arabes et aux habitants d'Alger, que l'armée française venait chasser les Turcs, nos tyrans et que nous pourrions enfin régner, comme autrefois, dans notre pays, maîtres et indépendants de notre sol natal». Ce rêve ne se réalisera jamais. Cette patrie, où plutôt ses richesses, n'ont jamais été les nôtres ni sous le règne des corsaires et des Ottomans, ni sous celui des Français, ni sous celui de nos frères libérateurs. En dissertant sur les ambitions de ces nouveaux maîtres et percepteurs qui vinrent supplanter nos deys, l'historienne, Annie Rey-Goldzeiguer, dira de manière succincte et péremptoire : «On veut simplement mettre les mains sur les céréales et les dattes, les troupeaux et le corail. S'installer dans les ports et drainer un commerce juteux. Le reste on s'en moque ! On est persuadés que cette terre, ce grenier à blé tant vanté par les Romains, est un eldorado, un monde de richesses, qui, de surcroît, ouvre les portes de l'Afrique». Jusqu'à ce jour, les mains nationales ou étrangères ne cesseront jamais de farfouiller dans cette pauvre patrie pour lui soutirer quelques richesses, pendant que les bruits de bottes se font toujours entendre d'un côté ou d'un autre. En 1830, la Régence d'Alger ressemblait à «une colonie d'exploitation dirigée par une minorité de Turcs, avec le concours de notables ‘'indigènes''». Et pourtant, il n' y avait pas encore ce foutu pétrole. Et le Sahara était le seul endroit qui ne représentait aucun intérêt ni pour la Régence ni pour le diable lui-même. Mais notre beau pays, toujours fécond, imprévisible et terriblement attrayant, allait subjuguer nos nouveaux maîtres, fabriquer des fortunes considérables et, comme toujours, ne causer du malheur qu'à ses fils, ces autochtones malchanceux. On pliera encore sous le joug de l'impôt, du métayage, de l'ignominieuse ségrégation et des courbettes aux Makhzens. Même débarrassés de nos Turcs et de nos Gaulois, jusqu'à ce jour les mêmes scénarios se reproduisent avec des imbroglios inextricables. Le pays est toujours en proie à la rapine. On y trouve parmi ses charognards et ses fossoyeurs les valets de la France, des autochtones pourris qui ne sont affiliés à aucune chapelle idéologique ou politique, mais qui sont intéressés par le dépeçage. On y trouve aussi un ramassis de pseudo révolutionnaires et d'anciennes personnalités politiques qui se sont cooptés pour détrousser leur pays et qui ont aussitôt opté pour un exil doré, en sollicitant d'autres nationalités et en rêvant à d'autres terres d'accueil et des cieux plus cléments, où ils pourront fredonner les airs langoureux de leurs ancêtres : «Selli houmoumek fi hadhi el achia – Ma tedri bech yatik essabah.» En effet, si bien mal acquis ne profite jamais, il n'y aura plus jamais de matin radieux pour tous ces voleurs et ces apatrides de malheur. Il y aura de la leucémie et des infarctus, des regrets et beaucoup de nostalgie, une progéniture souillée et des voix qui maudiront leur nom et leur règne lors de leurs obsèques. Dans son livre, Main basse sur Alger, l'auteur, Pierre Péan, nous raconte ce pillage odieux perpétré par les Français une fois à l'intérieur de La Casbah, lors de la prise d'Alger. Des fortunes colossales seront secrètement embarquées pour d'autres destinations (roi de France, militaires, fonctionnaires des finances, banquiers, négociants, aventuriers). Si de toute évidence rien ne peut justifier ce pillage éhonté, il est quand même utile de rappeler que ces biens n'appartenaient pas à un peuple. Ce n'était que des fortunes amassées par le pouvoir central et majoritairement appartenant aux Turcs, à qui personne ne pouvait demander des comptes. Les «déclarations de patrimoine» et «le contrôle budgétaire» n'existaient pas à l'époque. On peut donc affirmer que le peuple de cette époque, constitué de tribus éparses et relativement indépendantes, ne pouvait pas avoir été délesté de quelque chose qu'il ne possédait pas. Bien évidemment, plus tard, lorsque la colonisation cessera d'être restreinte, et vu les immenses opportunités qu'offrait ce pays, on s'attellera à dévaliser l'ensemble des autochtones. Mais sous cette Régence d'Alger, ce trésor du Dey, particulièrement, ressemblait à la Sonatrach d'aujourd'hui. Jalousement gardé, personne n'en connaissait ni la valeur ni l'usage qui allait en être fait ultérieurement. On peut donc rassurer Pierre Péan et lui dire que si pillage il y a eu, ce n'était pas un fait inédit dans l'histoire de ce pays qui semble revivre le même karma. Le pillage n'a jamais cessé, ni pendant l'époque romaine ni sous les Turcs, encore moins pendant le colonialisme et aujourd'hui sous ce nouveau code de l'indigénat où c'est l'indigène lui- même qui vole ses propres frères , qui se vole lui-même. Doit-on se sentir scandalisés ou poser des questions indiscrètes, lorsque notre mère est une sale prostituée, mais une prostituée immensément riche et qui nous permet de manger, de nous amuser, de subsister comme des dandys, d'être toujours des hommes ? Depuis cinquante années, à des milliers de kilomètres de notre Algérie septentrionale indifférente, la Sonatrach ouvre ses jambes à ses entremetteurs les plus audacieux sans aucun protecteur légitime, ni lois efficientes pour protéger ses vertus. Rien n'a jamais pu intimider nos puissants maquereaux. Ni nos rachitiques lois censées garantir ce chimérique contrôle budgétaire ni ce Parlement de carnaval qui n'est jamais arrivé à exercer pleinement toutes les fonctions que notre sainte Constitution lui assigne, notamment en matière de contrôle budgétaire, de possibilité d'instituer à tout moment des commissions d'enquête sur des affaires d'intérêt général et du contrôle de l'action du gouvernement. (articles 99/160/161/162 de la Constitution algérienne) On peut supposer que si jusqu'à présent le Parlement est resté en jachère, c'est probablement parce qu'il n'y a jamais eu de menaces à la sécurité nationale, ni de problèmes d'intérêt général propres à susciter son émoi. Que devrait-il faire face à autant d'affronts ? Démissionner ou continuer à recevoir malgré tout les subsides de cette prostituée du Sud qui lui permet de savourer la vie de nabab qu'offre la nouvelle Régence d'Alger. Et pourtant, l'information et le contrôle constituent, aujourd'hui plus que jamais, le seul garant pour des institutions saines et le signe d'une bonne gouvernance. La Convention des Nations unies contre la corruption a émis des recommandations très rigoureuses à ce sujet. Le dernier rapport émis par la Cour des comptes dénonce ces mêmes dysfonctionnements criminels qui, d'ailleurs, minent le pays depuis l'indépendance et qui tournent toujours autour des deniers publics et de l'opacité qui entoure leur gestion. Le rapport met en cause la mauvaise volonté de l'Etat dans la lutte contre ce pillage qui se perpétue depuis le cambriolage du trésor du dey. Toujours à propos de cette opacité légendaire qui fait la force de nos voleurs algériens au sommet de l'Etat, une enquête réalisée par l'International Budget Partnership a abouti aux mêmes conclusions qui n'étonnent d'ailleurs personne : «L'Algérie est peu loquace et coopérative lorsqu'il s'agit de transparence budgétaire.» Décidément, s'il n'y avait pas eu ce dernier incident, vraiment inopportun, au sujet de l'ENI-Saipem avec la prostituée de service (Sonatrach), scandale qui, comme toujours, met en cause les grandes familles algériennes de la Régence d'Alger, on aurait pensé que notre Président serait toujours en vie, car depuis son intronisation et le serment qu'il avait tenu en 2009 , on attend toujours qu'il fasse publiquement et sans quartier briser les os de ces forbans, au lieu que des avions soient affrétés aux gavroches d'El Harrach pour aller se défouler sur des Egyptiens dont le destin est autant pitoyable que le nôtre. En 2003, le chroniqueur de l'hebdomadaire Marianne, excédé comme tout le monde par autant de frivolité insoutenable chez nos dirigeants, dira : «Que demain un savant bostonien ou genevois découvre dans l'hydrogène une inépuisable source d'énergie et Ryad, plus toutes les merveilles du Golfe, retournera au sable d'où il a jailli.» Nous sommes aujourd'hui en 2013, alors que tout le monde s'amuse, voilà que ces jeunes illuminés du réseau Nabni viennent, par leur dernier rapport, perturber notre farniente en se mettant à jouer aux Cassandre et à dresser des ultimatums qui nous font regretter d'avoir profité un tant soit peu de cette prospérité qui avait l'air de durer encore un peu. A écouter leurs oracles sur les décennies à venir, il semblerait que nous risquerions de retourner sous nos tentes comme l'avait prédit cet émir, si nous ne mettons pas un frein à nos troubles maniaco-dépressifs. Ils ont même osé dire : «Changez les institutions et vous aurez un autre visage de l'Algérie !» L'économiste, El Kadi Ihsane, dira que nous serons amenés, après avoir consumé tout ce qui est comestible (Fonds de régulation des recettes budgétaires, réserves de change..) à revenir à notre drogue d'antan : l'endettement extérieur. On dit chez nous que «Rima est revenue à ses anciennes habitudes» ( Âdat Rima ila âdatiha El-Kadima). Cette impression de «déjà-vu» est fascinante, si certains rapports de ces commissions coloniales de 1833-1834 sur la Régence d'Alger relataient avec exactitude les incuries de l'époque, qui ressemblent étrangement aux menaces qui nous guettent aujourd'hui. Voilà ce qui se disait à cette époque : «Grâce à ces mesures stupides et odieuses, un pays naturellement si fertile fut plus d'une fois exposé à d'affreuses disettes. Et comme chaque jour augmentait pour lui le besoin des secours étrangers à mesure que sa force productive diminuait, il est évident que l'échange ne pouvait avoir lieu qu'aux dépens des capitaux précédemment accumulés, et ces capitaux une fois consommés, n'étant pas reproduits par le travail et ne pouvant plus être renouvelés…la nation s'appauvrissait constamment et marchait à une ruine complète.» Et c'est en partie pour cela que l'Algérien a toujours eu du mal à déchiffrer les dessous de son odyssée «existentielle». Ce qui n'appartient à personne appartient à tout le monde. Face à l'absence d'un peuple dont les communautés ressemblent à ces tribus de la Régence d'Alger, atomisées, divisées et égoïstes. Face à la démission d'un Parlement apprivoisé au-delà de toute espérance. Face à la compromission des élites, les biens d'un peuple, qui est toujours ailleurs, seront convoités par tout le monde. L'écrivain libanais, Selim Nassib, avait dit un jour que «les Arabes semblent condamnés à n'avoir pour seul choix que différentes formes d'oppression».