En premier lieu, il est trop simpliste de concevoir la responsabilité sociale des entreprises dans le cadre d'un antagonisme opposant, d'une part, l'entreprise (actionnaires, salariés, clients, fournisseurs) défendant des intérêts économiques et, d'autre part, ses parties prenantes (associations, ONG, collectivités locales…) représentant des intérêts moraux et le bien commun. En effet, une telle approche ne permet pas de répondre aux questions suivantes qui se posent à toute théorie normative des parties prenantes : − Qu'est-ce qui constitue un enjeu de développement durable ? Comment établir la typologie et la portée des normes qui permettent de fonder un enjeu et comment pouvons-nous justifier ces normes ? A partir de là, quelles sont les parties qui, légitimement, peuvent prendre part à la discussion sur un enjeu de développement durable ? − Jusqu'où s'étend la responsabilité du management face aux enjeux de développement durable ? Quels sont les facteurs qui l'atténuent dans la mesure où d'autres (les gouvernements en particulier) peuvent également partager ces responsabilités ? Ceci nécessite d'élucider quelles sont les circonstances qui augmentent ou au contraire réduisent la responsabilité de l'entreprise. − Quels sont les critères qui permettent de fixer un ordre de priorité dans la résolution des enjeux de développement durable qui ont été identifiés ? En adoptant une conception délibérative de la responsabilité sociale de l'entreprise (RSE), certains privilégient une approche qui s'attache à la qualité de la discussion entre les parties prenantes plutôt qu'au nombre et la qualité des acteurs. C'est la qualité de l'argumentation entre les parties prenantes qui permettra de garantir la justice dans le traitement des controverses sociales et environnementales. Une entreprise ne doit pas nécessairement multiplier les partenariats avec des ONG pour légitimer les engagements sociaux et environnementaux qu'elle a volontairement choisis. Sa responsabilité sociale doit plutôt être appréciée à l'aune de la volonté, de la compétence et de la disponibilité qu'elle manifestera en participant au processus de discussion public et à l'échange d'arguments. La responsabilité politique des managers est d'être en capacité de s'engager dans des discussions qui permettent d'établir ou de redéfinir des normes légales et morales dans un monde globalisé. Elle se poursuit dans leur capacité à prendre des engagements politiques visant à résoudre des problèmes sociaux et à rendre compte de façon transparente des initiatives qu'ils ont prises en matière de RSE. D'autres définissent la responsabilité sociale de l'entreprise comme «le processus par lequel les managers d'une organisation conçoivent et discutent des relations avec les parties prenantes, de leur rôle vis-à-vis du bien commun mais aussi des comportements permettant de tenir ces rôles et de s'engager dans une relation pérenne avec les parties prenantes». A partir de quoi ils proposent une grille de lecture de la responsabilité sociale des entreprises comme processus d'élaboration de sens qui comporte trois indicateurs. Ces trois dimensions leur permettent de caractériser comment les managers d'une entreprise pensent et agissent avec les parties prenantes. La première dimension indique comment l'entreprise pense ou construit sa propre réflexion à partir, d'une part, des tendances fortes de son identité (plus ou moins individuelle, relationnelle ou collectiviste) et, d'autre part, de la façon dont elle fonde sa légitimité sociale (par utilité pratique, par la compréhension des besoins des parties prenantes, ou par la morale et les normes). Le second indicateur consiste à examiner le discours de l'entreprise, particulièrement ce que l'entreprise communique pour justifier ses actions en termes légaux, scientifiques, économiques ou éthiques, mais aussi son niveau de transparence compte tenu de la nature plus ou moins favorable pour la société et l'environnement des actions qu'elle est amenée à réaliser. Enfin, le troisième indicateur se propose d'analyser la RSE du point de vue de la façon dont l'entreprise se comporte et s'efforce de produire des effets en matière de développement durable et d'améliorer sa performance globale (économique, sociale et environnementale). Ils entendent en cela son attitude défensive ou proactive, son ouverture au dialogue, la cohérence et la pertinence de sa stratégie et de ses pratiques internes mais aussi la nature instrumentale (issues de motifs externes) ou normative (issues de considérations morales internes) de ses engagements. Cette conception de la RSE se situe dans le prolongement d'une théorie de la légitimité sociale de l'entreprise ancrée dans l'éthique de la discussion. Elle sous-tend en effet les trois formes de la raison pratique qui permettent au manager d'une entreprise de répondre à la question : «Que dois-je faire ?», à savoir : − le raisonnement qui s'attache aux questions de choix rationnel une fois que l'objectif de l'action est donné. Le critère de validité de ce raisonnement est l'efficacité et sa contestabilité ; − le raisonnement éthique qui s'applique aux situations où la finalité de l'action doit être évaluée. Ceci concerne la relation des individus à leur identité propre et à leur projet de vie, mais aussi l'identité des organisations et leurs missions collectives ; − le raisonnement moral qui vise les procédures qui doivent être implémentées pour réguler les interactions entre les personnes et résoudre les conflits. Ces normes n'étant valides que si chacun des acteurs prenant part à un enjeu de développement durable peut bénéficier des conditions idéales de la discussion, à savoir : la confiance, l'absence de coercition, la liberté d'accès et l'égalité des droits à participer à la discussion. Cette approche de la responsabilité sociale de l'entreprise s'inscrit dans cette économie discutée où les équilibres entre les parties prenantes de l'entreprise sont toujours à chercher en vue «d'une croissance harmonisée qui serve, le mieux possible les hommes tels qu'ils sont et leurs groupes organisés». (Perroux, 1963). Conclusion Ce parcours rapide à travers quelques aspects de la RSE montre toute l'actualité de cette approche qui relativise l'idée que les transactions marchandes s'exerçaient sans arrangements politiques ni institutionnels et montre le caractère socialement construit des relations économiques et de gestion. En posant la question du pouvoir en économie, cette même approche fournit un ensemble de concepts qui sont encore utiles pour analyser la question de la responsabilité sociale de l'entreprise du point de vue du management. Sa vision des conflits, des coopérations d'acteurs dans les réseaux et des logiques de projets entrepreneuriaux conserve toute sa pertinence lorsqu'il s'agit d'analyser et de comprendre la stratégie de développement durable d'une organisation. Même si ses travaux éclairent plus les questions économiques et sociales que celles relatives à l'environnement et aux problèmes de gouvernance des organisations, l'analyse de la dynamique du capitalisme garde toute son actualité pour décrypter les enjeux politiques et moraux qui sont au cœur de la responsabilité sociale de l'entreprise. La croissance harmonisée visant le plein développement de la Ressource humaine apparaît alors comme une préfiguration du concept de développement durable dans lequel l'équilibre ne peut être atteint que dans une dynamique d'acteurs en dialogue mobilisant à la fois l'échange marchand, la contrainte et le don. C'est sur de tels fondements que peut s'élaborer un nouveau paradigme de développement et qui dans la phase de création et de multiplication d'entreprises privées et publiques pose la question de la responsabilité sociale de l'entreprise. Cette perspective est celle du XXIe siècle et à la gestion socialiste des entreprises qui fut énoncée en son temps succède celle de la définition de l'entreprise citoyenne Devant l'absence de réflexion sur ce sujet, l'on prend le risque d'un capitalisme sauvage ou «turbo capitalisme» dont le dernier de ses soucis est le social ainsi conçu.