Dans un climat où les ménagères de certains quartiers populaires d'Alger s'affairent à stocker les denrées de première nécessité de crainte d'un dérapage violent à l'approche de l'élection présidentielle, force est de constater que ce sentiment d'inquiétude, et parfois de peur, est partagé à grande échelle. Entre la déclaration des trois personnalités nationales mettant en garde contre «le simulacre d'élections», le ton péremptoire de Hamrouche décrétant que «le système est dans l'impasse», la relance du débat sur une phase de transition, le jusqu'au-boutisme des partisans du 4e mandat contrecarrés par une mobilisation citoyenne timide intégrant des bloggueurs et des facebookistes dans l'espace public, le tout baignant dans des rumeurs qui entourent les conciliabules de haut niveau et occupent les experts en combines, le moral ne peut être au beau fixe. Comment peut-il l'être, quand le pays vit l'instant présent comme s'il voulait s'abîmer dans une dépression collective ? Certes, les réformes politiques annoncées en 2011, notamment l'ouverture du champ politique et – à un degré moindre – de l'espace audiovisuel, ont donné l'impression que le pouvoir avait retenu la leçon des changements violents intervenus en Tunisie, en Egypte, en Libye et au Yémen. Erreur, car comme en 1989, et à l'inverse des «révolutions douces» qui ont précipité la chute des régimes des pays de l'Est, les réformes ont été opérées à l'intérieur d'un cadre sclérosé, et par conséquent, nécessairement d'impact limité. Pour cette raison, elles ont été éphémères: elles ont emporté le président Chadli «obligé» d'écourter son troisième mandat, et plongé le pays dans une violence sanglante laissant aujourd'hui des plaies encore ouvertes ; celles de 2011 imposées par la peur de la contagion des tempêtes régionales ont fragilisé le président Bouteflika, contraint de naviguer à vue entre les écueils, achetant la paix sociale à coups de milliards, laissant des liens immoraux s'établir entre l'Etat et l'argent, et la corruption s'aggraver par l'inefficacité des contrôles institutionnels. Pourtant, «le printemps arabe» a été sans appel, là où il a fait fleurir le champ de l'espoir. Le rappel est indispensable : à l'exception de la Libye, les présidents des trois autres pays avaient tous été choisis et reconduits dans des élections pluralistes d'apparence libres, avec des scores «contre-nature» qui contredisent la thèse de l'usure du pouvoir: Ben Ali 89,62%, Moubarak 88,5%, Ali Abdallah Saleh 77,2%. Cependant, peu de temps après, à mi ou en fin de mandat, et bien que soutenus à l'étranger par des gouvernements et des multinationales, ils furent emportés dans le tourbillon des révoltes populaires dans des conditions dramatiques, leur régime démantelé dans le sang, leurs familles décimées, leurs clientèles pourchassées, leurs avoirs à l'étranger gelés. Des femmes et des hommes humiliés, frustrés et sans expérience politique, ont été alors propulsés sur le devant de la scène pour leur succéder. Leur apprentissage se révélera coûteux. Il sera payé en stabilité, et donc en développement économique. Est-ce parce que les conditions d'une vraie élection démocratique ne sont pas réunies dans ces pays ? Sinon, comment expliquer qu'un Président fraîchement réélu à une majorité écrasante est vite destitué avec la participation active ou passive de ces mêmes électeurs qui, des décennies durant, avaient crié à tue-tête : «Bi rouh, bi dam nafdik ya raïs» (par notre âme et par notre sang, nous nous sacrifierons pour toi, raïs)? Qui a raison : Aristote, qui établit un lien entre la prospérité économique et la stabilité politique, ou Samuel Huntington pour qui la «mobilisation sociale est beaucoup plus déstabilisatrice que le développement économique» ? La problématique est là. Tous ces systèmes politiques, construits autour d'un homme «providentiel» qui a cru en la sincérité des courtisans et des flatteurs, avaient pu résister aux chocs cycliques tant qu'ils portaient en eux-mêmes des potentialités d'autotransformation. Mais quand la surdité du pouvoir évolue vers la cécité et le prive de toute capacité d'anticipation, les éléments de cette autotransformation deviennent inopérants. Ce n'est pas toujours le cas en Afrique où la longévité des chefs d'Etat au pouvoir se mesure en fraction de siècle. Aucun parmi la dizaine des «longévistes» actuels ( 20 ans et plus) ne semble avoir médité, dans un moment de repliement sur soi-même, ce choix de l'un des pères fondateurs des USA, Benjamin Franklin, expliquant dans une lettre à sa mère (cité par Barack Obama dans son livre L'audace d'espérer, the Audacity of Hope), pourquoi il a consacré une grande partie de sa vie à servir son pays : «Je préfère qu'on dise : ‘Il a vécu utilement' plutôt qu'‘il est mort riche'.» Mais l'exercice du pouvoir en Afrique a eu aussi ses moments de gloire : des présidents ont quitté le pouvoir de leur propre gré ( Zéroual, Mandéla, Siwaraddahab, Sengor, Ahidjo…), d'autres à la suite d'une défaite électorale ( Kaunda battu par un syndicaliste après 27 ans de règne, Ratsiraka.…). Chez nous, la question de la longévité (à l'africaine) ne s'est pas encore posée dans les mêmes termes, ce qui n'a pas empêché la survie du régime d'être mise à rude épreuve en octobre 1988 et en janvier 2011, s'ajoutant à une guerre sans merci contre le terrorisme qui a ébranlé les fondements de l'Etat. Dans les deux cas, les manifestations populaires violentes ont atteint une zone critique et couvert de larges espaces urbains. Des masses sans parti, essentiellement des jeunes indignés se sont insurgés, surprenant dans leur léthargie des partis sans masse, restés en marge et guettant la tournure des événements. Le sang a coulé. Des Algériens sont morts. Faut-il le rappeler pour prendre garde des signes avant-coureurs observés dans la société ? L'Algérie change sous la pression de la révolution numérique, des nouvelles techniques de communication et de la poussée accrue d'une jeunesse diplômée et non, rurale et citadine, partageant sur le terrain et à travers les réseaux sociaux la désespérance sociale, l'audace et le mépris du danger. Beaucoup d'entre nous vivent cette réalité dans leurs relations avec leurs enfants, ou en observant les profondes mutations qui s'opèrent dans un monde qui change sous l'effet de rapports de force fluctuants. Rien ne sert de se voiler la face pour dire que tout va bien, et conclure rapidement que toutes ces voix contestataires, qu'elles émanent de sages de bonne renommée, d'hommes d'action ou de réflexion, de jeunes inconnus et inexpérimentés, ou de simples citoyens riches et pauvres, lettrés et illettrés, sont insignifiantes et non représentatives. C'est le comble du mépris, voire l'expression d'une grave méconnaissance de la réalité, toute nue et non maquillée. Le système actuel – n'en déplaise à l'applaudimètre programmé – est à bout de souffle. Il traverse une double crise : interne en raison de la rupture des mécanismes d'interdépendance qui régissent les relations entre les principaux acteurs ( le responsable du parti majoritaire au pouvoir s'attaque publiquement à un département des plus sensibles de l'institution militaire, un parti de l'Alliance présidentielle passe dans l'opposition), et externe qui se manifeste dans la rupture du contrat de confiance entre la société et l'Etat, la disparition des repères d'ordre moral et juridique, et la dissolution des règles sociales que reflète la montée des incivilités et de la délinquance. On s'habitue à tout, on justifie tout et on s'attend à tout. Dans une telle situation et un pareil cadre, l'idée de démocratie devient moins attractive et les élections un non-sens. C'est pourquoi, le statu quo, s'il venait à être reconduit après le 17 avril sous prétexte de la préservation de la stabilité nationale et de la cohésion sociale dans une zone de turbulences, peut provoquer l'effet contraire dès que cesse son effet hypnotisant. On peut toujours cacher le feu, mais que faire de la fumée ? Ceci d'autant plus qu'il n'y a pas de fatalité ni d'incapacité congénitale à se réformer pour autant que le réalisme et l'abnégation l'emportent sur toute autre considération subjective. Notre système politique qui, jusque-là, a excellé dans l'art de gagner du temps en jouant sur tous les tableaux, usant à la fois de la coercition et de la corruption, est condamné, à terme, à se transformer ou à périr. Dans le premier cas, il fera partie de la solution attendue, mais deviendra problème dans le second cas. Par contre, son maintien renforcera la dynamique contestataire, nourrira l'extrémisme, rendra la situation de plus en plus incontrôlable et exposera le pays, convoité pour ses richesses, à tous les dangers, y compris une nouvelle définition des modalités de l'unité nationale. Dans ce cas précis, chaque citoyen doit se détacher du «chacun pour soi» pour se poser la question : alors que faire devant l'effritement du pouvoir et la grande faiblesse des oppositions ? Comment faire pour satisfaire le besoin de fierté pour son pays ? Le 17 avril sera important, si seulement – et il est encore temps – il amorcera une rupture qui ouvrira la voie au changement pacifique, et donc au redressement qui permettra de renouer avec l'esprit public et le respect de l'intérêt général, de moraliser la vie publique, de retrouver foi dans le suffrage universel et l'engagement collectif, et de substituer à la défiance le retour de la confiance. Je pense, et quoi qu'on dise des jeux faits ou des dés jetés, que toute demi-mesure ne dissipera ni la peur des uns, ni assurera pour longtemps le bien-être des autres. Notre pays a réellement besoin de l'alternance politique et d'un nouveau départ avec l'association de tous ses enfants. Que ceux qui s'entêtent à ramer à contre-courant de l'histoire sachent que le patriotisme ne dispense pas de l'erreur et que l'amour du pays est une valeur commune à tous les Algériens. Qu'ils se ressaisissent :' «A qui vit de fiction, la vérité est infecte.»