Son théâtre emprunte des éléments aux traditions dramatiques algériennes, mais dialogue aussi avec les expériences de Berthold Brecht et d'autres dramaturges de son temps. Il travaille le langage populaire et son génie allusif pour y injecter un contenu progressiste et, souvent, subversif. Vingt ans après son assassinat, le Centre de recherche en anthropologie sociale et culturelle (CRASC) nous replonge dans cette œuvre complexe et novatrice à travers un colloque international intitulé «Le théâtre de Abdelkader Alloula (1939-1994). Le texte et la scène». Etalée sur deux jours au siège de l'UCCLLA (Es-Sénia, Oran), la rencontre a été marquée par une grande effervescence intellectuelle et des débats passionnés entre conférences, ateliers de réflexion et discussions improvisées. La trentaine d'intervenants, constituée en grande partie de jeunes chercheurs d'Oran et d'ailleurs, a ouvert des domaines de réflexion sur des thématiques aussi diverses que l'écriture, la traduction, la représentation, le personnage ou encore le corps. Né dans le foisonnement culturel de l'Algérie indépendante, le théâtre de Alloula répondait à la nécessité d'inventer une forme dramatique qui parle au citoyen algérien. Mediene Benamar rappelle à ce propos «l'atmosphère effervescente d'Alger durant les premières années de l'indépendance avec Mohamed Boudia, directeur du Théâtre national algérien, Jean-Marie Boëglin, Mustapha Kateb, Kateb Yacine, Mohammed Khadda, Hachemi Cherif…». Alloula était partie prenante de cette effervescence, non seulement artistique mais aussi idéologique avec les différentes tendances politiques qui s'affirmaient voire s'affrontaient au lendemain de l'indépendance. «Il y avait des débats virulents à l'intérieur de l'UNAP entre différentes tendances (FLN, anarchistes, communistes…), mais tout cela restait dans une lutte pacifique», souligne M. Benamar. Toutefois, Alloula ne confondait pas son engagement politique, résolument de gauche, et l'exigence esthétique de son théâtre. S'il pouvait être politique, son discours n'était jamais politicien. Le grand dramaturge marocain, Abdelkrim Berrechid, présent au colloque, se souvient de Alloula comme l'auteur d'un «théâtre sincère, proche des classes défavorisées mais aussi ouvert, non seulement au théâtre arabe, mais aussi à Gogol, Gorki ou à Aziz Nesin, un théâtre à la fois réaliste et symbolique. Comme Brecht, il dévoilait les injustices sociales qui restent malheureusement d'actualité aujourd'hui encore». Loin d'être idéologue, Alloula ne produisait pas un théâtre «à thèse» mais une œuvre ouverte et profondément humaine. Berrechid se remémore d'ailleurs leur dernière rencontre à Rabat en 1993. Alloula y présentait son adaptation de la pièce de Goldoni, Arlequin valet de deux maîtres. A un journaliste qui s'étonnait de le voir monter une pièce traitant de l'amour au moment où l'Algérie plongeait dans la décennie noire, Alloula répondait qu'il était justement nécessaire de prôner l'amour en ces temps de violence. Sans ostentation ou posture intellectuelle, l'engagement de Alloula était concret et, par la même, universel. A titre d'exemple, ses amis souligneront à l'unanimité sa grande discrétion sur le soutien qu'il apportait aux enfants cancéreux. A la vie comme à la scène, le sort des faibles, des marginaux et des classes défavorisées était la principale préoccupation de l'homme. L'universitaire de Annaba et ancien journaliste, Ahmed Cheniki, rappelle que sa conviction profonde résidait dans «le rôle social du théâtre». Cette conviction éclaire d'ailleurs sa rencontre avec la pratique populaire de la «halqa» (cercle) qui marquera profondément sa conception du théâtre. Dans un entretien accordé à Cheniki, Alloula raconte : «Nous sommes partis à Aurès el Meida (village situé dans l'Oranie) avec un camion-décor, c'est à dire un décor qui correspond à celui utilisé sur les scènes de théâtre. Parti d'une réflexion théorique, notre travail initial se voyait mis en question sur le terrain. Les spectateurs nous recevaient sur le plateau. Nous jouions en plein air ; nous nous changions en public. Les spectateurs s'asseyaient autour des comédiens, ce qui faisait penser à la halqa. Cette réalité nous obligeait à supprimer progressivement certains éléments du décor (surtout là où le public nous regardait de dos). Certains spectateurs nous regardaient avec un air hautain. Une attitude gestuelle ou verbale remplaçait tout élément ou objet enlevé. A la fin de chaque représentation, on ouvrait un débat avec les paysans.» Le comédien Adar se rappelle d'ailleurs de la méfiance des paysans à l'égard de cette troupe venue d'Alger et qu'ils soupçonnaient de les espionner. Ce sera donc le terrain et le public qui pousseront Alloula à s'interroger sur sa pratique théâtrale. Comment résorber la rupture entre l'intellectuel et le peuple, entre l'artiste et le paysan ? De là naîtra la trilogie (Legoual, Ledjouad et Lithem) qui remet en question les usages du théâtre dans sa langue, sa structure, ses personnages et sa mise en scène. Berrechid parle même d'une «révolution esthétique» contre le théâtre classique. Azri Ghaouti, actuellement directeur du Théâtre régional d'Oran (TRO) et compagnon de Alloula, évoque le pouvoir de séduction qu'exerçait cette œuvre subversive sur les jeunes : «En 1970, se tenait le premier festival national de théâtre à Oran. Alloula et sa troupe avaient joué El Khobza, une pièce chargée d'une bonne dose de critique sociale et politique. Tout de suite après, Alloula était recherché par la police. La nouvelle avait fait tache d'huile à Oran : moul el khobza (l'auteur d'el khobza) était recherché ! Cela avait attiré notre sympathie pour lui. Un an après, lors de son passage au festival du théâtre amateur de Mostaganem, tous les jeunes amateurs entonnaient le refrain de la chanson d'El Khobza en signe de solidarité.» Plus tard, Azri fera partie de l'épopée alloulienne, d'abord au TRO, dirigé par Alloula à partir de 1972, puis dans la coopérative théâtrale du 1er Mai. Suite à l'interruption de la diffusion d'El Adjouad, Alloula était à la recherche d'une structure moins contraignante que le TRO pour pouvoir poursuivre son expérience. Il avait lui-même fouillé dans les textes de loi pour dénicher ce statut de la coopération générale qui permettait de monter des coopératives économiques, agricoles mais aussi culturelles. C'est ainsi qu'est née la toute première coopérative théâtrale algérienne, un premier mai 1988. Ce cadre lui permettait d'aller encore plus loin dans son aspiration à concrétiser un théâtre résolument populaire dans le fond et la forme : «Avec la coopérative, on a pu jouer El Adjouad dans des espaces ouverts, des lycées, les stades… C'est un moment très important dans l'épopée de Alloula et de son équipe», se souvient Azri. L'épopée en question était le fruit d'une conjugaison de talents. D'aucuns ont souligné le génie d'un Sirat Boumediene qui excellait dans le rôle du «goual» et passait du récit à l'action avec une aisance déconcertante. «Il avait un talent inné et quand il entrait sur scène on ne voyait plus que lui», relate Adar. On citera aussi Haïmour, le barde inspiré, qui a marqué le colloque d'un moment d'émotion forte avec l'interprétation du chant Bna ou âlla (Il a construit et élevé). Les comédiens reconnaissent également le don de pédagogue de Alloula qui savait amener ses collaborateurs à ses visions artistiques et à ses exigences de metteur en scène. Mourad Senouci souligne que des comédiens et hommes de théâtre de diverses régions passaient systématiquement par Oran pour profiter de ses conseils et orientations. Omar Fatmouche abonde en ce sens et rappelle ce qu'il doit aux longues discussions qu'il avait avec Alloula. Le réalisateur Ali Aïssaoui révèle quant à lui que la conception de sa série Fada'at el masrah (Espaces du théâtre) vient d'une suggestion de Alloula. Il raconte à ce propos une anecdote qui éclaire sur son exigence. Aïssaoui avait introduit dans son documentaire un goual-narrateur qui passait parmi l'assistance avec son bendir afin de ramasser des dons et Alloula avait désapprouvé cette idée. Se souvenant de la modestie exemplaire de l'artiste, Aïssaoui note qu'il usait toujours du «nous» pour parler de sa création, foncièrement collective. Bien qu'il s'inspirait des formes dramatiques ancestrales, Alloula n'était pas partisan d'un retour aux sources en quête d'une hypothétique authenticité. A ce propos, Cheniki met en garde contre cette vision étroite : «Alloula n'a jamais considéré la tradition de la halqa comme pré-théâtrale. C'est le risque du regard archéologique qui considère le théâtre comme l'aboutissement des autres pratiques dramatiques. La halqa est une pratique parfaite qui a ses codes et son contexte. Alloula a une conception historique du monde. Il faut dire que la culture populaire est souvent rétrograde, réactionnaire, antiféministe… Tout comme faisait Kateb Yacine avec les contes de Djeha, Alloula investissait la tradition d'un nouveau contenu.» L'écrivain Waciny Laâredj ajoute que Alloula plongeait dans la tradition pour façonner sa modernité. Il évoque un artiste idéaliste qui aspirait à un théâtre total. Les moyens dont il disposait en son temps ne permettaient toutefois pas la réalisation de ce théâtre-halqa comme il l'imaginait. A ce propos, Laâredj appelle à la construction de scènes circulaires qui pourraient accueillir des représentations adaptées à ce genre de théâtre. Infatigable expérimentateur, Alloula laisse d'innombrables chantiers ouverts aux créateurs et chercheurs actuels. Le colloque a été justement marqué par la question de la pertinence des méthodes de recherche classique pour analyser cette œuvre. L'ancien directeur du TRO, Saïd Kateb, présent parmi le public, s'est demandé s'il n'était pas temps de forger de nouveaux outils théoriques à même d'éclairer les aspects novateurs de cette œuvre avant-gardiste. Le comédien Tayeb Ramdane, membre de la troupe de Alloula, est même entré dans une colère homérique appelant à replacer ce théâtre dans son terreau populaire, loin de la sacralisation des célébrations et des discussions élitistes. Comme le théâtre de Alloula, le colloque a été le lieu d'échanges et d'interactions vivaces entre la «scène» et le public. Cette initiative est salutaire en ce qu'elle amorce, vingt ans après sa rupture brutale, une continuation de l'expérience ouverte par Alloula à travers de nouvelles recherches et un recensement des archives bénéfiques à la nouvelle génération du théâtre algérien.