Un chercheur boulimique, doublé d'un fervent militant de la liberté. Mahfoud Bennoune, c'est à la fois un ancien officier de l'ALN, un opposant farouche lorsque, à l'été 1962, il s'engagea aux côtés de Boudiaf pour dénoncer le coup de force de l'état-major contre le GPRA, et un anthropologue passionné de l'Algérie dont les travaux sur la paysannerie, sur le système industriel sous Boumediène, sur la condition féminine et le «néopatriarcat», ou encore ses recherches en anthropologie politique feront date. C'était un véritable «intellectuel public», selon la formule du politologue britannique Hugh Roberts, un peu à la manière dont Mohamed Dib aimait à se définir durant la période coloniale en se déclarant «écrivain public», c'est-à-dire un intellectuel «sous contrat» avec son peuple. Selon des éléments biographiques que sa fille Karima a eu l'amabilité de nous fournir, Mahfoud Bennoune est né le 9 avril 1936 à El-Akbia, petit village du Nord Constantinois situé entre Mila et El-Milia, village auquel il consacrera d'ailleurs tout un livre sous le titre : El Akbia, un siècle d'histoire algérienne (OPU, 1986). Le jeune Mahfoud grandit dans une famille nationaliste proche du PPA-MTLD et foncièrement engagée dans le combat indépendantiste. Il s'installe rapidement à Alger où il fait l'essentiel de sa scolarité, tout en militant au sein du MTLD. En 1955, il rejoint les maquis de l'ALN dans le Nord Constantinois. Il est aussitôt adoubé par les chefs de la Wilaya II. Zighoud Youcef et Lakhdar Bentobal le chargent de missions politiques. Il est désigné comme officier de liaison entre la Wilaya II et le CCE, un statut qui lui permettra d'être régulièrement en contact avec Abane Ramdane. A ce titre, il s'impliquera activement dans la préparation du Congrès de la Soummam. Arrêté lors d'une mission à Alger, il est fait prisonnier de guerre pendant plus de quatre ans. Son père, Si Lakhdar, ainsi que deux de ses frères, Ali et Amar, seront froidement exécutés entre-temps par l'armée coloniale. Le périple d'un universitaire atypique A la signature des Accords d'Evian le 18 mars 1962, Mahfoud Bennoune est nommé membre de la commission mixte du cessez-le-feu installée à Boumerdès (ex-Rocher noir). Il est chargé des relations avec le groupe FLN siégeant dans l'Exécutif provisoire. Opposé au «putsch» de l'EMG contre le GPRA, il est reversé dans le «civil». Il s'allie avec Boudiaf qui fonde le PRS, le parti de la révolution socialiste. La situation qui prévaut suite à la crise de l'été 62 et le triomphe du «groupe d'Oujda» le pousse à l'exil à partir de 1963. Mafhoud Bennoune décide, alors, de se consacrer à une carrière universitaire. Il poursuit des études en sciences sociales, d'abord à Paris où il obtient un DES en histoire à la Sorbonne. En 1967, il entame un cycle d'études supérieures aux Etats-Unis où il est admis à la Wayne State University. En 1976, il soutient une thèse de doctorat en anthropologie à l'université de Michigan. Sa thèse portait sur «L'impact du colonialisme et de l'émigration sur la paysannerie algérienne». Le professeur Bennoune enseigne dans cette même université de 1970 à 1977, année où il rentre en Algérie. Il enseigne ensuite à l'Institut de sociologie de l'université d'Alger. En 1979, il est nommé directeur de l'Institut des techniques de planification et d'économie appliquée, poste dont il démissionne en 1981. En 1992, il est nommé membre du Conseil consultatif national. Chercheur insatiable et prolifique, Mahfoud Bennoune est l'auteur d'un nombre important d'ouvrages, d'études et d'articles spécialisés. Parmi ses livres, L'an 2000 du Tiers- Monde : développement ou régression (OPU, 1985), La construction de l'Algérie contemporaine. 1830-1987 (Cambrige University Press, 1988), Le hasard et l'histoire. Entretiens avec Bélaïd Abdesselam (coécrit avec Ali El Kenz, ENAG, 1990). Esquisse d'une anthropologie de l'Algérie politique (Marinoor, 1998), Les Algériennes victimes d'une société néopatriarcale (Marinoor, 1999), Education, culture et développement (ENAG/Marinoor 2000). Deux jours après sa disparition, l'université de Michigan a institué un prix «Mahfoud Bennoune» décerné aux meilleurs chercheurs en sciences sociales qui consacrent leur thèse aux problématiques du Maghreb. Dans un hommage publié par la revue Insaniyat peu après sa mort, Hugh Roberts, disséquant le précieux patrimoine scientifique légué par Mahfoud Bennoune, dira de lui : «De sa thèse sur l'émigration des montagnards originaires de la société disloquée du Nord-Est algérien, ses articles sur la paysannerie algérienne et notamment son étude de son village natal, son essai sur le devenir du Tiers-Monde (…) tous les travaux de Mahfoud Bennoune (…) ont porté le sceau de l'engagement politique aussi bien que scientifique, celui d'un ‘‘intellectuel public'' qui mettait inlassablement son énergie au service de l'intérêt général tel qu'il le concevait plutôt qu'au service d'une théorie abstraite quelconque, et encore moins de sa carrière et de son intérêt personnel.» «Humaniste, anti-impérialiste et féministe» Sollicitée pour nous livrer un témoignage sur son père, Karima Bennoune, aujourd'hui professeur de droit international à l'université de Californie, nous gratifie de trois feuillets aussi précis qu'émouvants. «C'est difficile de résumer la vie d'une personne comme Mahfoud Bennoune», écrit-elle. «Il a toujours été un intellectuel engagé. Ce qui était important pour lui, c'était d'utiliser le savoir dans le projet de construire et d'améliorer sa société». «Il était humaniste avant tout, antiraciste, anti-impérialiste, et à partir d'un certain âge il est devenu également féministe», poursuit-elle. Karima ne manque pas de souligner le tempérament jovial de son père, même devant les pires épreuves : «Ce que je n'oublierai pas, c'est que même avec tout ce qu'il a vécu pendant la guerre de libération et les années 90 — la torture, la terreur, l'emprisonnement, les menaces, les assassinats de ses proches et de ses amis —, il trouvait la force de rire et de sourire comme personne d'autre, avec enthousiasme et chaleur.» Karima n'a qu'un seul regret : le fait que les ouvrages de son père ne soient plus disponibles. «Actuellement, je mène une recherche sur les intellectuels algériens des années 90' et j'ai trouvé que nous sommes en train de perdre leur œuvre, ce qui est une deuxième tragédie (…). Ce projet m'a fait comprendre que si on veut vraiment rendre hommage à Si Mahfoud, il faut republier ses livres qui sont presque introuvables dans les librairies d'Alger aujourd'hui», plaide-t-elle. Dans la foulée, elle annonce le lancement d'un site dédié à la sauvegarde, justement, de l'œuvre de son père. «Je viens juste de lancer un projet de récolte de ses écrits sur un site, www.mahfoudbennoune.com, pour que les gens puissent accéder librement à ses écrits, et je continuerai ce travail jusqu'au 9 avril 2016, ce qui aurait été son 80e anniversaire», confie-t-elle. Et d'ajouter : «Mon père est mort suite à une longue maladie il y a exactement 10 ans. Mais chaque fois que je reviens en Algérie, il me semble que je le retrouve toujours, surtout parmi celles et ceux qui continuent à lutter pour une Algérie vraiment démocratique, où il n'y a ni autocratie ni obscurantisme, où les droits du peuple qu'il aimait sont respectés. A mon avis, ce sont ces luttes démocratiques qui portent aujourd'hui l'esprit et l'espoir de Mahfoud Bennoune.» L'anthropologue baroudeur peut reposer en paix : sa fille est la digne continuatrice de son œuvre. «Il était content quand je suis devenue une Professeure Bennoune comme lui. Mais pour moi, ‘‘Professeur Bennoune'' ne peut-être que Si Mahfoud. J'étais et je suis très très fière d'être sa fille, et quelque part son étudiante aussi.» Au vu de la qualité de son travail, comme en témoigne son livre magistral Votre fatwa ne s'applique pas ici, qui comporte un gros travail de mémoire sur les victimes de la décennie noire, on ne peut que constater avec bonheur la persistance de la flamme résistante de Si Mahfoud. Au risque de la contredire, la pupille de ses yeux a tout d'une Professeure Bennoune !