Je t'ai vue, cher sœur, mener un combat de titan contre ce big C, comme se plaisent à dire certains Américains. Souffrante, mais résistante, louvoyant contre cette méchante maladie, et réussissant, la plupart du temps, à déjouer les ruses de cet ennemi. Je te vis dans tes derniers moments, prête à partir sans lancer une plainte, et ce sont là les caractéristiques du croyant qui accepte son destin. N'avons-nous pas toujours, chère sœur, fait partie intégrante de l'Oumma du prophète Mohammed, que le Salut soit sur lui ? Depuis 1948 — j'avais alors trois ans — j'ai observé de près tes faits et gestes pour acquérir le savoir dans une Algérie exsangue, traînée dans la boue par un colonialisme sans précédent. Tu as été, aux côtés des sœurs moudjahidate de ta génération – ô quelle grande et superbe génération ! – à la pointe du combat pour l'Indépendance, œuvrant ensuite pour inculquer aux enfants de l'Algérie les notions de leur histoire, sciemment dénaturée et mystifiée par de pseudo-civilisés se prenant pour ce qu'ils n'étaient pas. Je t'ai suivie, pas à pas, alors que tu préparais ta licence en histoire-géo ; ensuite, ton magistère autour d'un thème des plus controversés et des plus poignants : le mouvement d'évangélisation en Algérie de 1830 à 1890 ! Quel dur labeur ! Ce thème, sous la direction éclairée de ton professeur, l'historien Aboulkassim Saâdallah (1930-2013), mériterait de faire l'objet de recherches encore plus poussées tant il met à découvert une facette cachée des méfaits de la colonisation française dans notre pays. J'aurais aimé te venir en aide plus conséquemment pendant que tu fouinais dans les archives de la Bibliothèque nationale et dans celles de l'Université d'Alger. Hélas, je n'avais pas la formation voulue pour ce type de travail hautement scientifique ! Tu avais supporté, vaillamment, les aléas du voyage vers Paris et autres villes européennes pour étoffer tes recherches. Eh oui, nous le savons bien aujourd'hui, les documents relatifs à ta recherche historique sont encore et resteront jalousement gardés par ceux qui ont fait l'impossible pour nous transformer en animaux dénaturés. Pas question pour eux d'y toucher, car il y allait de l'honneur d'une certaine France. Faut-il te dire, maintenant, que je t'avais prise en pitié ? Tu faisais face aux difficultés qui surgissaient çà et là, n'ayant d'autre objectif que celui de livrer aux lecteurs algériens quelques vérités sur leur propre histoire. Tu es parvenue, en dépit de tes souffrances, à trouver la volonté et la puissance nécessaires pour mener à bien ton travail, même si un semblant d'échec, du moins pour moi, me taraudait l'esprit de temps à autre et me faisait craindre le pire. Comment les évangélistes et consorts se seraient-ils montrés amènes pour fournir les informations sur leurs méfaits dans notre pays alors qu'ils se cramponnaient à des thèses surannées, dépassées par le temps et l'évolution de l'homme ? Je te vis penchée sur quelques vieilles feuilles malmenées à la fois par l'humidité et par l'homme, cherchant, coûte que coûte, à décoder ce qu'elles contenaient comme signes allant à l'encontre du bons sens et de la juste trajectoire que devait prendre notre propre histoire. Tu t'appliquais avec persévérance et acharnement pour être au fait de ce que disait tel historien ou autre sur telle question ou autre. Et il t'arrivait souvent de me demander de t'aider à traduire tel passage ou autre, dans ce livre ou dans cette vieille revue du XIXe siècle afin de mieux clarifier l'idée ou l'image que tu te faisais de l'Algérien, d'en connaître la vérité sur son appartenance sociohistorique. Que furent alors difficiles ces moments pour notre défunte mère ! Telle une colombe craignant pour sa nichée d'éventuelles attaques de prédateurs, elle te donnait en silence sa bénédiction à chaque fois que tu t'attelais à réunir tout ce qui avait quelque relation avec le sujet de tes recherches, aussi bien dans les différentes villes de notre pays que lorsque tu te mettais à lire certaines vérités sur les visages-mêmes de ceux que tu rencontrais dans tes pérégrinations incessantes. Grâce à Dieu, après une longue et douloureuse gestation, tes recherches scientifiques ont fini par aboutir ! Notre mère, ainsi que tous les membres de notre famille, fûmes au comble du bonheur lors de leur première puis deuxième édition. Hélas, comme dit Al-Mutanabbi, le vent ne souffle pas toujours au gré des embarcations ! J'aurais aimé, entre-temps, traduire ton texte en français afin de te remercier ainsi que tous ceux qui t'ont continuellement soutenue dans ton dur labeur ! Dans les années quatre-vingt-dix du siècle dernier, je te vis, également, réunir document historique après document, afin d'en donner lecture aux auditeurs de ton émission radiophonique hebdomadaire. C'était des textes savamment choisis et avec goût en vue de remettre sur le devant de la scène une partie de notre histoire allant du XVe au XXe siècle. Aussi appliquée qu'une abeille généreuse, tu fignolais tes phrases jusqu'à l'épuisement total afin que la symbiose fût totale et aisée entre toi et tes auditeurs ! Car tu avais appris, dès ton jeune âge, que toute chose dans cette existence ne devrait évoluer que conformément à des lois précises, claires et rigoureuses. Lorsque le travail d'inspection pédagogique t'avait jetée dans la wilaya de Aïn Defla, durant ce qu'on a appelé la décennie noire, tu n'avais pas paniqué, chère sœur. Le pays était mis en coupe réglée par la horde terroriste pendant qu'un grand nombre de pseudo-progressistes, de pseudo-patriotes — je le dis en toute franchise — étaient, au chaud, dans leurs bureaux, dans leurs bunkers, ou carrément, chez leurs maîtres à penser, en France. Une femme comme toi, qui venait de subir trois opérations chirurgicales consécutives pour stopper, ne serait-ce que pour un certain temps, la progression d'un mal sournois, fut, littéralement, jetée dans la gueule du loup ! Que Dieu les maudisse ainsi que leurs commanditaires. Moi, ton frère, Merzac, je ne leur pardonnerai jamais. Dans leur totalité, ils prétendaient combattre le terrorisme, mais en fait ils ne faisaient que lécher les bottes, à la fois, des lâches, ici, et de leurs maîtres gaulois alors que le petit peuple versait, nuit et jour, dans tous les coins de notre cher pays, le tribut du sang dans un gâchis humain sans précédent dans les annales de notre histoire. A Aïn Defla — les rapports de l'inspection pédagogique l'attestent — tu faisais, chaque jour, le tour des établissements scolaires alors à la merci des terroristes. Est-ce que la digne militante pour l'indépendance de son pays pouvait faire désaffection, se dérober devant un groupe de criminels se prévalant de la religion islamique ? Est-ce qu'une moudjahida de ta valeur pouvait avoir quelque peur de ceux qui se révoltaient contre Dieu, égorgeaient femmes et enfants, terrorisaient les villes et les campagnes ? Ô que non ! Tu fus une élève sérieuse et courageuse dans l'établissement scolaire Ettahdib, fondé dans notre quartier, Fontaine-Fraîche, par l'Association des Oulémas algériens. Cet établissement, preuves à l'appui, a donné une pléiade de jeunes qui devaient prendre en charge, parmi tant d'autres, les destinées de l'Algérie indépendante dans le journalisme, la médecine, l'enseignement, le bâtonnat et autres corps de métiers, tout aussi honorables et nobles les uns que les autres. Formée par Mohammed Al-Hassen Foudhala, Al- Hafnaoui Hali, Omar Nouar, Abderazzak Zouaoui et autres pédagogues et militants de cette glorieuse génération, tu fus la condisciple de Farida Sahnoune, tombée au champ d'honneur dans la Wilaya III en 1959 ; de Nadia Hafiz, première infirmière du FLN dans notre quartier durant la bataille d'Alger ; de Zohra Hamouche ; des sœurs Moukah ; de Hadjira Hantabli ; des sœurs Arabdiou ; de Fatma Zahra Madded ; de Zahra Boudjadja ; des sœurs Mihoubi ; de Khadidja Benfodhil et de tant d'autres filles, toutes aussi courageuses et dévouées de cette grande Algérie. Or, chère sœur, bien qu'il me soit difficile de retenir mes larmes, je te dirai en toute résignation : le destin c'est le destin. Nous sommes à Dieu, et c'est à Lui que nous retournons.