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Le match qui a ébranlé l'Algérie
La jeunesse, le football et le drapeau
Publié dans El Watan le 31 - 12 - 2009

En cette fin d'année 2009, aucun bilan ne saurait faire l'économie de la « campagne de Khartoum » qui mérite amplement la Palme de l'événement de l'année, et qui est parti pour marquer durablement de son empreinte l'histoire de notre pays. S'il ne s'agit objectivement que d'un « simple match de foot », force est pourtant de constater que son impact sur la société algérienne est très profond. Aussi nous a-t-il paru utile de revenir encore et encore sur les effets du match du 18 novembre pour en examiner les effets et en tirer tous les enseignements.
C'est à n'en pas douter l'événement de cette année 2009. Celui qui aura suscité le plus de passion, d'agitation et de remous au sein de l'opinion. Oui, ce fameux match du 18/11. Depuis Khartoum, l'Algérie n'est plus tout à fait la même ; le pays tout entier semble planer sur un nuage. Et à voir le « boom » provoqué par le but de Antar Yahia qui a laissé battu (et abattu) l'excellent gardien Issam El Hadari, il nous paraît pertinent de revenir un peu sur les effets psychologiques et sociologiques de ce match. De mesurer son impact sur le moral de la nation en nous interrogeant sur la possibilité de pérenniser cet état de grâce et capitaliser l'exploit. En ce sens, des questions s'imposent : d'abord, un match de foot peut-il à ce point galvaniser une société, la soulever, la transformer en profondeur ? Le match du 18/11 est-il le début de quelque chose (l'Algérie qui gagne), la fin de quelque chose (la guigne, le deuil, le fatalisme) ? L'essai peut-il être durablement transformé ? Donner naissance à une société nouvelle qui croit en son destin et capable de se transcender pour appréhender l'avenir avec opiniâtreté et optimisme ?
Une médaille pour les jeunes
L'un des aspects qui auront fortement retenu l'attention à l'occasion de cette « campagne de Khartoum », c'est l'attitude des jeunes. Ainsi, ces mêmes jeunes dont beaucoup sont présentés comme des « nihilistes », des « loosers » et des « harraga en puissance » auront obtenu un 10/10 question patriotisme. Il ne serait pas juste, en effet, de diminuer leur rôle dans l'expédition soudanaise. Souvenons-nous qu'avant même la mise en place du « plan Khartoum » par le cabinet Bouteflika, les Algériens, fidèles à leur légendaire sens de la débrouille, commençaient déjà à se préparer. « L'Etat n'a fait que surfer sur la vague », fait remarquer à ce propos le sociologue Rachid Sidi Boumedine (lire interview). Il est vrai que les billets étaient largement subventionnés, mais il faut dire aussi que beaucoup n'attendaient pas de telles libéralités de la part de l'Etat pour agir. Certains n'hésitaient pas à vendre leur téléphone portable ou quelque autre effet de valeur pour pouvoir payer leur billet. Ce qu'il y a surtout lieu de relever, au demeurant, c'est que, loin de s'avouer vaincus le moins du monde après le but encaissé à la dernière minute du match du Caire, les jeunes ont eu un sursaut de fierté en montrant une farouche détermination à défendre l'honneur de l'EN au Soudan.
Par-delà le fanatisme belliqueux des plus excités, choqués par les images des Lemmouchia, Halliche et autres Saïfi sauvagement agressés par une poignée de hooligans égyptiens, il faut s'attarder sur l'esprit qui animait ces aficionados. « Ce qui s'est passé dans ce match est quelque chose de profond. C'est une lame de fond. Les jeunes n'ont pas attendu l'Etat pour réagir. Ils se sont pris en charge. Leur message était : occupez-vous du match, nous, on s'occupe du reste », souligne Sidali Aoun, vieux militant syndicaliste. Il flottait comme un air libertaire, dans ces fols moments : « Les jeunes ont investi la rue en force en bravant les autorités. Ils ont chanté les chansons qu'ils voulaient en signifiant : ‘‘la rue est à nous''. Ils avaient un rapport différent au drapeau. Leur drapeau à eux n'est pas le même drapeau que celui du pouvoir. Ce n'est pas le drapeau étatique, le drapeau des édifices publics et des cérémonies officielles.
C'est le drapeau du cœur et de la dignité. C'est le drapeau du peuple », ajoute Sidali Aoun. Dans la foulée, les Algériens se découvraient de nouveaux sentiments, empreints de fraternité. « Le peuple entier est devenu une équipe nationale », résume le sociologue Rachid Sidi Boumedine. De leur côté, les femmes, habituellement en proie à la pire expression du machisme à l'algérienne, étaient soudain l'objet de marques de bienveillance fort touchantes de la part des « hitistes » d'Alger et d'ailleurs. Partout régnait une ambiance douceâtre, mélange d'euphorie psychédélique, de joie diffuse, et, de… oui, c'est cela, de fraternité. « Les Algériens se sont retrouvés en tant que ‘‘chaâb'', en tant que peuple », dira R. Sidi Boumedine. En guise de bonus, ils ont même eu le sentiment d'avoir enfin un Etat. Un Etat qui les respecte et qui les écoute.
« Zoudj msagher iremontiw el moral »
Tout le monde l'aura constaté : le jour de l'agression contre notre équipe nationale, le 12 novembre, au JT de 20h, l'ENTV paraissait plus sonnée et désarçonnée que les joueurs. Tout le monde aura remarqué aussi que c'est Canal + et son journaliste Guillaume Pivot (devenu un héros national), qui a « vengé » l'honneur bafoué des Verts. Même topo face aux flots d'incivilités déversés par les plateaux du Nil où, là aussi, l'ENTV paraissait aussi tétanisée et embarrassée que le pouvoir politique – son tuteur et employeur – et l'ensemble de notre appareil diplomatique qui ne savait plus comment réagir ni quels mots choisir, avant de se murer dans un silence gêné ponctué de déclarations hasardeuses. Un fiasco colossal, donc, en matière de com', même si la FAF peut se targuer d'avoir marqué des points en laissant le soin à Canal Plus et autre France 2 de répondre. Relevons aussi le rôle de l'italo-tunisienne Nesma TV et la franco-marocaine Medi 1 Sat dans la promotion de l'image des Verts en pleine campagne hystérique de Samir Zaher & Co.
Au final, l'ENTV et ses clones auront brillé par leur incapacité à couvrir convenablement la crise multidimensionnelle entre Alger et Le Caire. Cette indigence ayant été abondamment déplorée, plusieurs voix se sont succédé pour appeler à l'ouverture du champ audiovisuel. En parallèle, et pour revenir au génie créatif de nos compatriotes qui s'est remarquablement signalé dans cette houleuse conjoncture, il y a tout lieu de saluer la qualité des contenus proposés via des canaux parallèles, et où nos « DZ Youtubeurs » et autres « facebookistes » inspirés ont rivalisé d'inventivité dans leurs répliques à Amr Adeeb et consorts. Certains d'entre eux sont même devenus des stars du Net, à l'instar de « Algerien Zenda » dont les messages vidéo sont soigneusement disséqués par les médias égyptiens. On a vu ainsi des amateurs faire sensation sur les sites de partage, avec une habileté étonnante, et un sens inné de la communication, simplement parce qu'ils s'expriment d'une façon naturelle et décomplexée.
Citons, en l'occurrence, le « buzz » provoqué par deux jeunes à l'humour décapant et à la gestuelle inimitable. En l'espèce, leur vidéo postée sur Youtube sous le titre (éloquent) Zoudj msagher iremontiw el moral (littéralement : deux gamins vous remonteront le moral) est un morceau de bravoure. Certaines de leurs tirades sont déjà devenues cultes sur le web, comme cette boutade : « On n'est pas des Africains, on est des professionnels ». Cela résume toute le piquant, toute la saveur de notre culture, pour peu qu'elle soit libérée du carcan officiel. Cela donne également un infime aperçu des talents cachés dans nos chaumières, et des dizaines de Abdelkader Secteur qui attendent leurs quinze minutes de gloire, pour ne pas dire leur… Jamel Comedy Club.
Si l'ENTV, comme l'a laissé entendre son staff, est prête à « boycotter » les « films massar » et autres « moussalssalate » égyptiens, elle ne peut se contenter de se rabattre sur les productions syriennes, jordaniennes ou khalidjia. Elle devrait plutôt songer à encourager et promouvoir la production algérienne, qu'il s'agisse de séries télé, de sitcoms, de films documentaires, de spots publicitaires ou de longs métrages. Il va sans dire qu'une telle production doit d'entrée se débarrasser des « ouzid bezyada el amr rahou fi ghayate el ahamiya » et autres billevesées de ce type confinant à l'aliénation linguistique. Bref, une tâche que l'ENTV ne peut de toute évidence assumer à elle seule, ce qui milite une nouvelle fois en faveur de la mise en place d'une véritable industrie de l'image.
Quand les Algériens (re)découvrent leur amazighité
Autre « gain » ramené dans le vol Khartoum-Alger, en sus des trois précieux points du match : la fierté identitaire. Pour une fois, l'amazighité n'est pas embarquée dans la soute à bagages. Elle n'est pas un passager clandestin dans le moi caché de l'Algérien. Elle voyage même en première classe. Les contributions auront été nombreuses, avons-nous noté, qui vantaient nos origines berbères, ceci pour répondre aux polémistes égyptiens qui, dans leur stratégie de dénigrement, répétaient inlassablement que les Algériens sont des « barbares », et que nous n'avons d'arabe que notre appartenance à la… Ligue arabe. L'une des plus remarquées est celle de l'ancien ministre de la Jeunesse et des Sports et ancien ambassadeur, Kamel Bouchama. Sous un titre ouvertement ironique (« Ah, si le Pharaon ‘‘barbare'', pardon le Berbère Sheshonq 1er, revenait ! »). K. Bouchama écrit : « J'ai en mémoire d'illustres chefs berbères dont le pharaon Sheshonq 1er, fondateur de la première dynastie berbère d'Egypte, en 945 avant J. C et les autres qui lui ont succédé, tel le pharaon Osorkon II qui régna de 874 à 850 av. J.-C ou Karomama, la reine berbère dont la statuette d'or, aujourd'hui conservée au musée du Louvre, compte parmi les chefs-d'œuvre de l'art égyptien.
Il y avait d'autres souverains assurément aussi célèbres que ceux qui les ont précédés, dont Nitocris qui portait le titre prestigieux d'épouse d'Ammon et fille du pharaon Psammétique 1er qui régna de 664 à 710 avant J.-C ». Et de renchérir : « Savent-ils également ces intellectuels, ces poètes, ces écrivains, ces journalistes et ces artistes qui se mobilisent au moyen de l'insulte que les Koutama, des tribus berbères vivant au nord-est de l'Algérie, ont entrepris, sous la bannière fatimide, une expédition réussie en Egypte en 969, et transféré leur cour de Mahdia à Fustat qui deviendra le Caire ? » (In El Watan du 30 novembre 2009) Dans une autre tribune, le journaliste et opposant Arezki Aït Larbi écrit pour sa part : « Près d'un demi-siècle après l'Indépendance, l'équipe nationale remet la balle au centre. Après une glorieuse prestation sur un terrain de football, ce concentré d'une identité décomplexée qui revendique l'arabe, le berbère et le français et chante Zehouania, Matoub Lounès ou Diam's, a isolé, dans la rue, les mercenaires de ‘‘l'anti-Algérie'' autoproclamés gardiens exclusifs du temple national et de ses intérêts supérieurs » (Lire : « Assumer la rupture idéologique pour restaurer nos libertés » in El Watan du 12 décembre 2009)
L'Algérie qui gagne…
On l'a vu : l'Etat sait sortir le grand jeu quand la volonté politique est au rendez-vous. C'est ce que relève le sociologue Rachid Sidi Boumedine pour qui « la première chose que révèle le fait Oum Dourmane, c'est la réactivité du pouvoir quand il le veut ». Revenant sur l'extraordinaire « Opération Khartoum », le ministère de l'Intérieur parle de 10 313 supporters transportés au Soudan en trois jours grâce à un pont aérien impressionnant qui a mobilisé une cinquantaine de vols. En outre, 850 tentes, 82 tonnes de produits alimentaires, 90 000 bouteilles d'eau et 800 matelas, ont été transportés à Khartoum. « Bouteflika a deux choses à son actif : la carte militaire et le débarquement de Khartoum », concède un supporter qui était du voyage en se félicitant que l'Etat soit enfin en phase avec le peuple.
Lors d'une cérémonie tenue à la Direction générale de la Protection civile deux jours après le triomphe de Khartoum, Zerhouni a eu ces mots : « Le peuple algérien est capable de réaliser des miracles dans les différents domaines. Nous sommes fiers de ce qui vient de se réaliser. Nous avons les moyens de reconstruire une Algérie moderne. Une Algérie qui gagne. » D'où, précisément, l'incompréhension des Algériens devant le décalage qui existe entre lesdits moyens et le potentiel humain et matériel dont jouit notre pays, d'un côté, et son indice de développement de l'autre. Il faut souligner par ailleurs que l'un des aspects du match Algérie-Egypte se situe sur le terrain des réformes démocratiques, les deux pays accusant de lourdes carences en matière de bonne gouvernance. « La ferveur qui entoure l'équipe nationale pour l'accompagner jusqu'à Johannesburg, ne doit pas être détournée à la gloire du régime par de subtiles manipulations de l'ombre. Depuis octobre 1988, jamais conjoncture n'a été aussi favorable pour (re)mettre le pays sur les rails de la démocratie », plaide Arezki Aït Larbi. Car, c'est sur ce terrain-là que se joue, en définitive, le grand match, le vrai match entre l'Algérie et l'Egypte. Entre l'Algérie et l'avenir : un match dont l'enjeu est la qualification à la… Modernité.


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