L'Algérie est dans une impasse politique et économique. Quelle analyse faites-vous de la situation du pays ? J'ai souvent écrit que le bilan de ces vingt dernières années comporte des acquis qu'il serait injuste de minorer ou d'ignorer. Outre la concorde civile qui a permis au pays de recouvrer la paix et la sérénité, la constitutionnalisation de la langue amazighe a permis aux Algériens de réhabiliter l'essence de leur identité plusieurs fois millénaire, tandis que la gestion diplomatique, subtile et patiente des relations avec les pays périphériques des deux rives de la Méditerranée, et du rapport de force entre les pays producteurs de pétrole, en particulier l'Arabie Saoudite et la Russie, a contribué en 2016 à faire remonter le prix de l'or noir et à rendre crédible et influente l'Opep. Ces faits attestent que face à la contingence des événements, de leur complexité et de leur enchaînement par des forces visibles ou occultes, seul un leadership avéré est capable de réguler les paradoxes intrinsèques d'une société et faire face aux appétits et aux influences qu'un pays comme l'Algérie ne manque pas de subir. A contrario, les Algériens découvrent ahuris que depuis l'incapacité physique du Président à orienter, animer la scène politique dans le sens machiavélien du terme, il ne s'en trouve aucun substitut à son leadership, aussi bien pour la gestion des affaires internes que pour l'international. Dans le premier cas, l'épisode de l'éviction du président de l'APN a ruiné le peu de crédit de cette institution. En politique, tout ce qui va à l'encontre des vertus de flexibilité, de compréhension et d'adaptation aux situations les plus imprévisibles mène à détériorer l'image que le pouvoir donne de lui-même. Nul besoin de «la main de l'étranger» pour réduire à néant la fiabilité d'un système politique construit contre les flots depuis plusieurs décennies. Ses protagonistes s'en chargent eux-mêmes et les Algériens en sont plus désabusés que jamais. Dans le second cas, la voix de l'Algérie est devenue atone. Les pressions sur nos frontières instrumentalisées par des puissances «amies et sœurs» marquent l'échec d'une diplomatie sans relief. Et ce sont nos services et nos militaires qui supportent, stratégiquement et opérationnellement, cette pression pour protéger le pays, tandis que le Trésor voit ses ressources siphonnées pour l'achat d'équipements indispensables à la protection du pays. Quant à l'impasse économique que vous mentionnez, si l'Algérie connaît une croissance anémique et a échoué à développer une économie sérieuse, productive et compétitive, c'est que depuis plus de vingt ans aucune volonté politique ne s'est exprimée pour y remédier. Beaucoup a été écrit sur les milliards de dollars gaspillés dans une économie factice, des prêts bancaires mirobolants qui ont fait émerger des entreprises privées certes géantes, mais qui ne disposent même pas d'activités en Recherche et développement (R&D), et encore moins de brevets d'invention. Ces entreprises censées apporter performance et compétitivité en se substituant aux entreprises publiques, jugées bureaucratiques selon le précepte idéologique du FMI et de la Banque mondiale, ont bien sûr fait émerger de nouveaux riches, qui inspirent plus le syndrome de Dunning-Kruger que de véritables ascensions entrepreneuriales. Plaise à Dieu que les générations montantes, instruites et ambitieuses, aient d'autres sources de référence, et ce, pour le bonheur du pays. Qu'en conclure aujourd'hui ? Je pense qu'à moins d'une rupture stratégique avec les approches actuelles que dicte une gouvernance formatée par des lois sur mesure qui favorisent sans coup férir prédation et corruption, il sera très difficile de trouver des solutions efficaces pour construire une économie forte en dehors des hydrocarbures. Les prochaines échéances seront une occasion pour réinventer l'Algérie. Et c'est une urgence absolue, sinon le pire est à venir car, comme le formalisait Antonio Gramsci, «le vieux monde se meurt, le nouveau monde tarde à apparaître, et dans ce clair-obscur surgissent les monstres». Est-il possible que le pays trouve une issue dans l'épais brouillard qu'il traverse ? Et de quel ordre peut-elle être, politique ou économique ? Ce brouillard est dû au fait que notre système politique fait face à un problème double : structurel et systémique. Structurel, car notre système politique qui est né dans un contexte historique particulier, celui de la Révolution, a atteint aujourd'hui ses limites en tant que système de gouvernance attaché aux intérêts supérieurs de l'Etat, du peuple et du pays. Cela est dû au fait qu'il n'y a jamais eu une stratégie réformatrice pour l'adapter à l'émergence de nouvelles forces et à la demande d'une population en quête de progrès, de justice. Les dysfonctionnements et les incohérences intrinsèques du système ont-ils rendu difficiles ces changements ? Peut-être, mais l'histoire retiendra que rien n'a été tenté par qui que ce soit. Systémique, car l'ensemble des éléments du microcosme sur lequel s'appuie ce système tels que les partis et les organisations politiques, économiques et sociales, imbriqués les uns aux autres, sont en permanence installés dans leur zone de confort, alignés, sans émulation, et sans débats publics qui auraient fait émerger des idées innovantes pour transformer la nature du système politique et le rendre en adéquation avec les intérêts du pays. En conséquence, ce système qui aurait pu créer des liens affirmés entre les gouvernants et les citoyens dans un esprit de liberté, de justice et de démocratie, semble au contraire «une affaire privée», que le citoyen lambda se résigne à subir. Des responsables au cœur du système le disent : les incohérences du système ont été pernicieusement exploitées pour servir des intérêts privés au détriment de ceux de la nation, et de ce fait, le système en tant que tel est devenu une barrière pour l'émergence d'idées et d'approches alternatives pour le développement de l'Algérie. Il y a donc une transformation profonde mais graduelle à faire. Elle s'articule autour d'une stratégie et de plans d'action rigoureux ; et doit être consensuelle en associant les élus mais aussi la société civile dans toutes ses composantes. Il ne s'agit pas dans mon esprit de provoquer un bouleversement radical comme je l'entends ici et là. Thomas Cromwell, pour avoir imposé des changements brutaux et rapides à la société britannique sous le règne d'Henri VIII, provoqua la révolte du peuple et obligea le roi à le dédire et à le guillotiner pour éteindre la rébellion et retrouver une sérénité politique. On parle de report de l'élection présidentielle prévue en avril, d'un 5e mandat et de continuité… Dans cette cacophonie, vous avez certainement une opinion, puisque vous avez été candidat à l'élection présidentielle de 2014… En 2014, je me suis confronté à la réalité de mon pays en le sillonnant de part en part. J'entends toujours l'immense attente d'une population pour une ère politique nouvelle. N'ayant pas de passeport de rechange, j'ai poursuivi mon militantisme de la manière que je crois la plus appropriée. Quant au fond de votre question, je suis pour ma part foncièrement légaliste. Autrement dit, la Loi fondamentale est la référence absolue, surtout lorsqu'il s'agit d'élection présidentielle. Je ne comprends pas tout ce tohu-bohu autour d'une évidence. Il y a une élection présidentielle prévue en avril, il faut qu'elle ait lieu. Tout simplement. Une échéance aussi importante ne saurait être pervertie par des calculs politiciens, souvent occultes, ayant pour seul objectif le pouvoir et des intérêts privés. Donc, la reporter ou triturer la Constitution pour l'adapter à une circonstance particulière va à l'encontre de l'Etat, du peuple et du pays. Dans le droit fil de ce que j'ai dit précédemment sur les changements structurels et systémiques, je trouve surannées ces postures de partis qui sont périodiquement en léthargie et ne se réveillent que pour des discussions byzantines, sur l'élection présidentielle en l'occurrence, alors que leur mission originelle devrait d'abord veiller à faire respecter l'esprit et la lettre de la Constitution. Je rappelle tout de même que depuis notre indépendance, la Constitution a été modifiée ou amendée près de dix fois, soit en moyenne une modification à chaque mandat. J'en déduis que par construction, l'édifice essentiel de la République n'est pas stable. C'est cela qu'il faut avoir continuellement à l'esprit. Tout le reste est pure sémantique et littérature politicienne. Si vous aviez à choisir entre la «stabilité», contre le chaos qu'ils brandissent comme un éventail, et le viol de la Constitution, quel serait votre choix dans le contexte mondial et régional actuel ? Je comprends votre question comme une mise en perspective de l'imbroglio de la prochaine élection présidentielle dans un contexte international en pleine ébullition géostratégique et géoéconomique. L'avènement de Donald Trump, un homme aguerri aux transactions et plus encore aux jeux à somme nulle, est marqué par une rupture brutale avec l'héritage laissé par ses prédécesseurs et les convenances politiques. Protectionnisme, guerre commerciale, pressions sur les alliés, les Etats-Unis sous son instigation bouleversent unilatéralement l'échiquier mondial et ses règles essentielles. Pour autant, la doctrine Trump menace déjà les acquis et les velléités de nombre de puissances en déclin. Celles-ci ayant échoué à faire face avec succès aux défis du nouveau siècle, cherchent à recouvrer leur puissance à travers des alliances hégémoniques, matérialisées par l'immixtion active dans les conflits en Syrie et en Afrique subsaharienne, avec en ligne de mire l'Algérie. La vulnérabilité de notre pays sera encore plus accentuée, si ses institutions et ses représentants au plus haut niveau ne sont pas l'émanation de la volonté populaire exprimée librement et démocratiquement. Oublier cela serait du pain bénit pour ces puissances hégémoniques qui tacitement nous encourageraient à aller dans ce sens. Par conséquent, pour l'Algérie, le dilemme est le suivant : Prendre le risque de mettre en œuvre des scénarios anticonstitutionnels pour perpétuer le statu quo. Et ce faisant, ouvrir une brèche d'illégitimité offerte aux appétits des puissances adverses qui monétiseraient leur soutien par des concessions économiques et politiques qui mineraient à terme notre souveraineté. Ou alors ouvrir la compétition présidentielle, laisser s'exprimer les énergies latentes de notre peuple, et encourager ceux des patriotes dotés d'une expertise et d'une expérience qui soient capables de faire beaucoup mieux. Méditons l'exemple de Cyrrus le Grand, le fondateur de l'Empire perse. Tout à son euphorie de conquérant victorieux, il décida de s'attaquer au petit royaume des Massagetai, dirigé par la reine Tomyris. Celle-ci le supplia de ne pas l'attaquer. Mais arrogant, et non rassasié de victoires, il attaqua son territoire et fit prisonnier son fils qui se suicida. Déterminée jusqu'au sacrifice, elle lui mena une guerre sanglante dans laquelle il finit par périr. La fin de Cyrrus le Grand sonna alors le signal de l'éclatement de l'Empire perse. Être toujours victorieux et ne pas savoir quitter une partie quand il le faut stimule les adversaires et devient un moment de grand péril.