A peine vécues… est un beau livre qui vient de paraître aux éditions APIC, à Alger, signé Dominique Devigne et Denis Martinez. Artiste peintre et ancien enseignant à l'Ecole supérieure des Beaux-Arts d'Alger (1963-1993), Denis Martinez, 78 ans, revient, photos et articles de presse à l'appui, sur trois actions picturales menées en Algérie, en 1986 et en 1987, avec ses étudiants. Soutenu par Ahmed Asselah, alors directeur de l'Ecole des Beaux-Arts, Denis Martinez s'est rendu à Blida, In Amenas et Soumaâ pour donner des couleurs aux espaces extérieurs. «Avec Asselah, qui a essayé d'élever le niveau de l'Ecole, nous avons décidé de mener des actions en dehors des murs de l'établissement en impliquant les étudiants. Après la destruction de l'hôpital qui se trouvait à Bab Edzair, à Blida, il restait un mur qui était destiné à être détruit aussi. J'ai pensé alors avec Djamel Ferfara (ancien responsable de la commission culturelle de la mairie de Blida) à faire une intervention sur site en l'appelant ‘‘Les dernières paroles d'un mur''. Cela a été fait d'une manière très libre. C'était un moment fort en créant des liens avec les gens de Blida. Les étudiants, qui ont pris part à cette opération, sont aujourd'hui des artistes reconnus dans le pays», s'est rappelé Denis Martinez qui connaît parfaitement la ville de Blida. Parmi les étudiants qui ont participé à l'aventure artistique, figurent Noureddine Zidouni, Sid Ahmed Chaabane, Fathy Bourayou, Zouhir Boudjemaa, Abdelkader Belkhorissat, Kheira Slimani, Rachid Nacib, Said Atek, Karim Sergoua, Driss Ouadahi, Abdelkader El Kantar, Nadia Boussouira et Mustapha Sedjel. L'artiste peintre déplace en suite ses étudiants vers In Amenas, dans le Sud-Est algérien, à 1326 km d'Alger et à 40 km des frontières avec la Libye. «Nous avons mené des actions similaires au niveau de la base pétrolière d'In Amenas et dans le village à côté. Nous avons alors scindé les étudiants en trois groupes. Le premier est intervenu au niveau de la base elle-même, dans la partie consacrée aux loisirs, un autre au niveau de la façade de la Maison des jeunes dans le village et le troisième a tenté l'expérience de mettre des couleurs sur un pipeline, PK5. C'était également une belle expérience intensifiée par les dialogues avec les gens», s'est souvenu Denis Martinez. En octobre 1987, le groupe d'artistes se déplace à l'université de Soumaâ (Blida), alors en construction, pour donner libre cours à leur création au niveau de l'Institut de mécanique. «Nous avons mené notre action aux côtés des maçons qui étaient sur le chantier. Les étudiants ont peint des murs de sept mètres», a confié l'ancien enseignant des Beaux- Arts. Malheureusement, les travaux artistiques ont ensuite été détruits. «Des effets de censure», selon Denis Martinez. «Quelque temps après notre départ, ‘‘Les dernières paroles d'un mur'' à Blida ont été effacées par les barbus. Ils étaient convaincus que la représentation humaine figurative est interdite. Ils ont effacé à la peinture blanche tous les personnages et visages en agissant sous le couvert de la nuit. A In Amenas, le chef de daïra de l'époque avait donné l'ordre de repeindre en blanc tout ce que nous avons fait à la Maison de jeunes. C'était du ‘‘tkhrebich'' pour lui. Il ne voulait pas qu'un ministre en visite dans la région voit cela. Il a eu peur que cela choque !» a détaillé l'artiste peintre. A Soumâa, les tableaux dessinés par les étudiants de Martinez ont été également effacés par de la peinture blanche, «pour les mêmes motifs falacieux». «La cellule locale du parti unique(FLN) de l'époque avait interprété certaines peintures comme des expressions négatives par rapport au pouvoir. Nous avons élaboré ce livre pour qu'on n'oublie pas cette expérience artistique. Dominique Devigne, ma compagne, a collecté tous les documents et photos pour élaborer cet ouvrage et pour rappeler que nos travaux n'ont pas eu le temps de vivre, d'où le choix du titre», a expliqué Denis Martinez. Préfaçant le livre, le romancier Noureddine Saâdi a rappelé que le meurtre de l'art a «longtemps précédé l'assassinat des hommes en Algérie». «Ces œuvres n'existent plus, détruites. N'en subsistent que ces photographies, telles des images, toutes ces choses de beauté que la mémoire ravit à mort», a-t-il écrit. A peine vécues… est publié en hommage à Ahmed Asselah et à son fils Rabah, assassinés à l'intérieur de l'Ecole des Beaux-Arts d'Alger, le 5 mars 1994.