Survol d'une carrière artistique construite en une décennie et ouvrant un immense champ d'émotions et de pensées. La musique est souvent un compromis, un équilibre entre l'urgence d'en faire et la frénésie contenue de créer une œuvre, car la musique est faite de spontanéité et d'accumulation. On dit qu'elle est annonciatrice d'avenir. On dit surtout qu'elle naît de tout, sauf de la musique elle-même. Un point de convergence ou de ralliement aux énergies, aux émotions qui traversent les mondes, les espèces et les consciences. Pour qui a vu, écouté ou entendu Cheikh Sidi Bémol, ces thèses prennent du sens. N'est-ce pas lui, le biologiste, le caricaturiste, le journaliste qui aura produit la plus belle ode à une musique populaire qui a su devenir éclairée à la faveur d'orchestrations innovantes et de sonorités énergisantes. En sept albums, avec la discrétion et l'efficacité d'une décade bien négociée, toute une génération aura voyagé avec aisance dans la symbolique d'une culture et la sémiotique d'une société à l'ardeur contagieuse que peu de choses, avant l'avènement de cet agitateur des cœurs, auraient permis d'en soupçonner l'existence. Avec la légèreté du buveur de thé, Elho « el ressam » et Hocine l'anthropologue généreux auront offert à Bémol la possibilité de célébrer la musique de la terre comme il existe une architecture de terre. Hamada et Djermouni, son Achouik natal et Baba Salem, auront retrouvé dans les déclamations du Cheikh une articulation moderne qui se chantait devant cent personnes en l'an deux mille et devant dix mille en deux mille huit… « Faire du petit cercle de connaisseurs, un grand cercle de connaisseurs », disait Brecht. Dans la sincérité de ce message, même Dylan et Brassens ont pu se frayer un passage. C'est donc l'histoire d'un troubadour qui est venu, un jour, prêcher dans le désert des espérances et qui a récolté, un jour, un autre, une tempête d'enthousiasme. Avec dérision, de soi mais jamais des autres, ce Cheikh aura accompagné le périple d'une conscience que l'on peut imaginer culturelle, artistique, collective même. Mais est-elle seulement la somme des consciences individuelles… ? Risquons encore une question : est-il parvenu tout au long de ce parcours à chanter à ceux qui savent et faire parler ceux qui ne savent pas… ? Une sorte de maïeutique qui aurait rétabli les équilibres, donnant ainsi un espace sain aux expressions sincères des strates bienheureuses et malheureuses qui souffrent depuis trop longtemps de ne pouvoir s'identifier à un rock, mais celui qui n'ostracise pas, pas plus qu'il ne cherche à assimiler ? Question suffisamment longue pour ne pas s'empresser d'une réponse. Elho vous dirait simplement qu'il a construit juste un gourbi (puisque sa musique est qualifiée de gourbi-rock) accueillant à l'originalité naturelle déformée et reformée. D'autres sauront mieux que ces lignes veulent décrire une musique dont l'intelligence n'a d'égal que l'exécution. D'autres brûleront de décrire l'émotion collective vécue un soir de juillet 2008, où des milliers de choristes sanctifiaient Saâdia, égérie d'une chanson qui résume une Algérie que l'on aurait souhaité ne jamais connaître mais dont on a appris à rire... au final. Enfin, beaucoup sauront trouver des explications au succès de ces groupes qui ont pu dribbler la nostalgie et ravir un public originel. Certains même s'essaieront à trouver des correspondances avec ce qui était nommé « chanson de l'exil », du temps des vrais déchirements. Le soin leurs est donc dévolu de parler encore et encore de Cheikh Sidi Bémol, emblème d'une vague qui n'a pas fini de déferler. Pour ma part, je ne pouvais que tenter ces quelques traits, et rien d'autre, car la providence est ainsi faite que j'ai pu être le témoin d'un processus, d'une vie qui se construit comme une œuvre. C'est donc possible. Réda Chikhi, producteur