Médecin neurochirurgien, producteur et animateur d'émissions radiophoniques sur les musiques du monde, compositeur et leader du groupe de musiques métisses Massin's, le Dr Mouloud Ounoughene prépare un travail sur les effets de la musique sur les individus. Il nous livre ici quelques-unes des conclusions de ses recherches sur le champ de la musique et son évolution dans notre pays. La place de plus en plus grande de celle-ci dans la recherche médicale, la musicothérapie, la musique moderne, la musique kabyle sont des sujets qu'on a abordés avec lui. «Stimulante ou sédative, la musique agit sur les processus physiologiques de l'homme, à savoir la tension artérielle, la fréquence respiratoire, la fréquence cardiaque et les rythmes du cerveau....Certaines musiques de Mozart ou les nocturnes de Chopin facilitent le sommeil.» L'Expression: Parlez-nous un peu du domaine d'intervention de vos travaux de recherche. Mouloud Ounoughene: Je cultive deux passions qui font que je m'intéresse aux effets de la musique sur le comportement humain. Depuis l'Antiquité, des vertus psychothérapeutiques sont attribuées à celle-ci. Pour Platon et Pythagore, la musique permet au corps et à l'esprit de maintenir sa bonne santé. Avicenne, quant à lui, dans son célébrissime El Qanoun qui a influencé le monde médiéval occidental et son ouvrage Rissalat el moussiqa, évoque les sentiments de pureté et d'élévation qu'induit la musique. Un des textes anglais les plus anciens concernant la relation entre la médecine et la musique remonte à 1729. Il est élaboré par le docteur Richard Brown; il l'intitule Medicina musica. Il concerne les effets mécaniques du chant et de la danse sur le corps humain. On sait aujourd'hui, que l'apprentissage d'un instrument de musique développe la psychomotricité et améliore la coordination fine. Par ailleurs, le chant agit sur la phonétique, l'articulation et la respiration, donc sur le diaphragme. L'écoute de la musique stimule l'attention et la mémoire en puisant dans les images du passé. Elle dissèque les pensées, explore les souvenirs, propriété utilisée comme traitement d'appoint de certains déments dont ceux atteints par la maladie d'Alzheimer. La musique agit sur les troubles du comportement; le contrôle des pulsions chaotiques se fait dans le cadre d' une resocialisation et d'une cohésion avec les interprètes du groupe. Stimulante ou sédative, la musique agit sur les processus physiologiques de l'homme, à savoir la tension artérielle, la fréquence respiratoire, la fréquence cardiaque et les rythmes du cerveau....Certaines musiques de Mozart ou les Nocturnes de Chopin facilitent le sommeil. Dans un tout autre registre, en Jamaïque, les rituels des rastafaris utilisent des percussions dont la cadence est calquée sur le rythme cardiaque. C'est le mouvement rasta qui, par la suite, a donné le fameux style du reggae. Au Brésil, la musique est un ciment social. Le rythme suave et syncopé de la bossa nova est puisé de la samba angolaise qui est retrouvée dans les rituels et cérémonies de virilité et d'offrande à la mer. Dans le genre Gnaoua, réapproprié ces dernières années par de jeunes groupes musicaux, les pratiquants de ce rituel à essence principalement cathartique, subissent sous l'effet du martèlement du rythme du qarqabou, un état modifié de la conscience ou un état de transe libératoire qui suggère des idées de purification de l'âme...La musique ne nous a pas tout livré! Expliquez-nous comment la musique agit sur le processus émotionnel des individus. La musique traduit et évoque une large gamme de sentiments allant de la joie à la souffrance, en fait, elle véhicule les mouvements de l'âme. Nietzsche ne disait-il pas que la musique offre aux passions le moyen de jouir d'elles-mêmes. On utilise ce langage non verbal pour explorer les instances psychiques et libérer les torrents d'émotions en immersion. Le but est la recherche ou la quête d'un nouvel ordre ou une homéostasie somato-psychique. Quand on est rongé par un souci ou lorsqu'on est alimenté par un stress, notre cerveau libère des hormones de stress à l'image de l'adrénaline ou du cortisol qui vont rendre la personne alerte ou sous tension. La musique peut intercéder en shuntant cette réaction. Au niveau du cerveau, un ensemble de structures anatomo-fonctionnelles regroupées sous le terme de système limbique va traiter le message musical sensoriel. Le plaisir esthétique qu'il procure va désamorcer les phénomènes physiques de la tension mentale. Les endorphines, hormones du bien-être, sont alors libérées dans notre corps. Le décodage de chaque élément que comporte le langage musical fait appel à différentes parcelles du cerveau. Il existe une tonotopie, c'est-à-dire des zones précises du cerveau qui codent pour des sons graves, d'autres pour des sons aigus. Le mode d'une musique construit en partie la valence émotionnelle. S'il est de coutume de dire le mode majeur est lié à la joie et le mineur associé à la gamme de tristesse, cette affirmation n'est pas tout à fait juste car la musique est aussi amalgame d'harmonie avec ses intervalles de tons, de rythme, de tempo et de nuances. La configuration mélodique dont les intervalles de tons sont resserrés par des quarts de ton par exemple, fait ressortir esthétiquement des musiques lisses et polies. L'éducation musicale, la culture, la tradition et les habitudes d'écoute façonnent, dès la naissance, le cerveau de l'individu. C'est pour cette raison que nous réagissons de façon différente à l'écoute de bandes sonores proposées. Un jazz syncopé est perçu différemment. Il peut susciter rejet chez un mélomane dans un style donné alors qu'un achoueq peut provoquer un frémissement chez ce même auditeur. Quelle lecture faites-vous du paysage musical algérien et kabyle en particulier? On note du point de vue production, des CD aussi bien artisanaux qu'industriels, acoustiques ou bien synthétiques. Souvent, la notion d´´acoustique n'est pas une priorité. On privilégie le synthétiseur et la boîte à rythmes. L'originalité n'est pas passée en revue, l'harmonie bafouée; le message émotionnel relégué au bas du tableau. Pour être connu aujourd'hui, la promotion prime le talent et non l'inverse. On retrouve alors des superlatifs du genre «Diva» ou «Maestro» pour étiqueter des chanteurs qui tiennent à peine le «la» de leur chanson. Il est temps de remettre les pendules à l'heure par une critique objective, mesurée et de remise en question afin de lutter contre les impuretés sonores de notre environnement artistique. L'autre aspect constaté est que le marché dicte la loi du sens et le divertissement devient souvent la priorité (el oughnia el khafifa!). Quand on veut scier, on a tendance à focaliser sur deux points: primo, les pots-pourris dits les non-stop qui sont des enchaînements de chansons d'allure festive qui existent d'ailleurs dans d'autres pays. Secundo, on évoque souvent le terme de reprise ou les versions de chanson. Ce n'est pas un sacrilège de reprendre une chanson quand on innove dans l'harmonie, l'arrangement et surtout quand on donne une nouvelle âme à celle-ci. C'est-à-dire ce qui secoue les tripes à l'audition d'une musique, c'est cela le message émotionnel. On remarque également que la même personne assure la fonction de chanteur, d'arrangeur, de l'écriture des paroles de l'interprète et de la production...No comment! Soyons moins pessimistes, car heureusement que le paysage audiomusical change avec des groupes ou chanteurs qui relèvent le défi en cherchant des trocs d'esthétique mais surtout en créant. Artistes et auditeurs sont avides de sonorités nouvelles et d'émotions intenses. Evoluant dans une société en pleine mutation avec un déferlement des médias et la facilité de communication. On contamine facilement les musiques traditionnelles. Nos chants se frottent à d'autres cultures. Un nouveau son se crée avec des influences rock, reggae, funk et folk. De bonnes compositions se voient chez Djamel Laroussi, Djezzma, Akli D....Les fusions jazz de Karim Ziad, Fantazia ou Haffyd H. sont intéressantes. Quel que soit le style, le son doit être travaillé en priorité sans harmonies dissonantes entre le quart de ton et le demi en accompagnement. Enfin, d'authentiques artistes comme Iguerbouchen, Ahmed Malek, Boudjemia Merzak...doivent etre réhabilités davantage. Actuellement, peut-on dire qu'il existe une musique kabyle? On a souvent tendance à classer le chant et la musique instrumentale à la même enseigne. La compartimentation n'est pas aisée car la tradition orale chez nous, est forte. Le chant kabyle ancien est en rapport avec les manifestations sociales de cette région. Il n'est pas un événement de la vie qui n'est pas accompagné par un chant à l'image de Thivougharin «chants de mariage», de l'Ahiha chant d'évocation amoureuse ou de l'Addeker chants religieux, etc. Dans le chapitre musique actuelle, il est illusoire aujourd'hui de l'évoquer sans l'associer aux métissages musicaux. Ceci est valable aussi bien pour le chant d'expression kabyle que pour les styles des autres régions. Il est vrai que des rythmes binaires tels que le disco ou le funk s'acclimatent avec nos chansons d'ambiance. Par ailleurs, à mon sens, le terme de musique moderne est désuet. Utilisé depuis des décennies pour faire allusion à des musiques utilisant synthétiseur et batterie, la mode est bien passée. Pour rappel, le synthé existe depuis près de 50 années et la batterie a presque un siècle...La musique actuelle diffère du concept de world music qui obéit plutôt à des exigences de l'industrie du disque. Il ne s'agit pas de faire du copier-coller de rythmes comme le reggae, le rock ou le rap pour prétendre apporter un plus à la culture musicale. A mon avis, le plus intéressant est de «reharmoniser», de fusionner des sonorités locales pour les réhabiliter avec des supports techniques performants. On remarque la fréquence de la folk, folk rock, picking, reggae, funk employés par des chanteurs ou groupes qui, à la base, suivaient des trajectoires différentes. Cela étant, la nouvelle génération comme Ali Amrane, Akli D. Cheikh Sidi bémol, Zayen et d'autres réalisent de belles fusions. La configuration mélodique du chant d'expression kabyle se prête mieux à des instruments acoustiques qu'à de la boîte à rythmes, qui tourne en boucle et avec des motifs redondants.