– Vous avez passé récemment quelques jours à Alger. Comment étiez-vous accueilli par votre public algérois et les Algériens d'une manière générale ? Comme à chacune de mes visites en Algérie, tout le monde me disait : «Bonjour mon frère, bienvenue chez vous» ! Dans la rue, les gens m'arrêtent pour prendre des photos ou juste pour m'embrasser. J'aime l'Algérie et le peuple algérien. Ils me le rendent bien. Je l'ai tout le temps dit : l'Algérie, c'est mon pays. A la veille de l'élection présidentielle française de 2017, j'ai dit que «si le Front national passe, je me réfugie en Algérie». Je vous assure que je ne plaisantais pas. Quand je suis à Alger, ma ville natale, je me sens chez moi autant que lorsque je suis en France. Toute la journée, j'échange avec des gens de toutes les générations. Par exemple, au Milk Bar, j'ai discuté avec des jeunes d'une vingtaine d'années qui me connaissent et me suivent notamment grâce à internet. – Et qu'en est-il de votre participation à la première édition du Festival «Alger mon humour» ? Effectivement, la raison principale de mon séjour algérois était de participer à cette festivité, sur invitation du producteur. Or, j'étais vraiment déçu. On m'a menti car je suis parti sur la promesse de participer au lancement d'un grand événement culturel. En réalité, ce n'était pas le cas. On m'a juste capté pour apparaître en guest-star dans le spectacle de l'humoriste Nawell Madani, que je trouve d'ailleurs très talentueuse, drôle, intelligente et belle. J'ai bien aimé ce qu'elle a fait. Toutefois, je suis désolé de dire que ce n'était pas un vrai festival, et j'ai horreur qu'on me mente. Je n'aime pas ça ! Surtout pas à mon âge. Je me suis retrouvé habillé ou plutôt déguisé en tenue folklorique au milieu d'un orchestre ! Franchement, c'était de mauvais goût et je n'en garde pas vraiment un bon souvenir… – Au-delà de cette toute petite déception, quelle appréciation faites-vous de l'Algérie, humainement, socialement et, pourquoi pas, sur le plan politique aussi ? Contrairement à ce que je sentais lors des visites précédentes, le pays m'est apparu plus paisible et les gens plus heureux. Même vis-à-vis du pouvoir politique, j'ai rencontré moins de critiques, particulièrement envers le président Bouteflika. Avant, il y a eu beaucoup de gens qui me disaient du mal de lui en évoquant par exemple le manque de démocratie sous son règne. Cette fois-ci, les gens étaient plus nuancés et beaucoup d'entre eux encensaient sa politique. Ceux-là considèrent qu'il a relancé le pays sur tous les plans et a rétabli la paix après une longue période d'instabilité engendrée par le terrorisme islamiste. Cet optimisme m'a étonné vu ce qu'on entend et lit en France sur la situation politique et sociale en Algérie. En fait, j'ai compris ensuite qu'il s'agissait d'une période de communion et de fête nationale à Alger et partout dans le pays après l'officialisation de la célébration du Nouvel An berbère. Au final, ça m'a rendu moi-même très heureux. Je me suis baladé en ville et j'ai pris part, à ma manière, aux festivités. Toute la rue Didouche Mourad était en fête. On a discuté, mangé, chanté et dansé avec la population. J'ai découvert davantage de choses sur le patrimoine culturel et historique de mon pays de cœur. Je trouve ça bien que l'Algérie avance, s'ouvre et se réconcilie avec son histoire plurielle. Dans ce sens, je n'ai eu à aucun moment le sentiment d'être dans un pays où il y avait la répression. Les gens pouvaient dire et faire ce qu'ils veulent. J'ai senti la présence d'une grande liberté de ton et de vie. Ça ne peut pas tromper ça quand on le constate soi-même. Je n'ai même pas besoin d'entendre des mots, je l'ai senti. Dans l'ensemble, il me paraissait que les Algériens allaient plutôt bien. En tout cas, ceux que j'ai rencontrés d'une manière spontanée durant mon séjour étaient très apaisés. – Donc, vous comptez y revenir souvent ? Vous ne croyez pas si bien dire. Je rêve d'avoir un appartement à Alger qui me servira de résidence d'écriture pour mes projets en cours. Quand je déambulais dans les rues algéroises, l'inspiration me venait et j'aurais aimé pouvoir me poser pour écrire. Ce qui ne m'arrive quasiment plus ici à Paris, au point où j'ai du mal à finir d'écrire ma dernière pièce de théâtre. Un monsieur que j'ai rencontré par hasard m'a même proposé et fait visiter un bel appartement à Alger-Centre. Ça me tente vraiment et j'espère que ça va se concrétiser rapidement… – Vous allez être très prochainement à l'affiche d'un film sur la guerre d'Algérie dans lequel vous allez interpréter le rôle d'un Algérien. Que pouvez-vous nous dire sur ce projet ? Je suis très heureux de pouvoir enfin être un Algérien à part entière, le temps de ce film, et j'en suis fier. Mais je tiens quand même à m'excuser auprès des acteurs algériens, très talentueux, et regrette de prendre ainsi la place de l'un d'entre eux qui pourrait jouer aussi bien ce rôle. Ceci dit, je n'aurais pas du mal à me mettre dans la peau d'un Algérien car j'ai toujours gardé au fond de moi une part importante de mon algérianité. – C'est quoi le synopsis du film ? Il s'agit d'une adaptation du roman Des femmes de cœur de Nina Koriz, la scénariste du film, lequel sera réalisé par Yamina Bachir Chouikh (réalisatrice de Rachida, 2002, ndlr). L'histoire du film se raconte au présent, elle commence en 2017, mais comportera plusieurs flashback dans le passé. On remontera très souvent à la deuxième moitié des années cinquante, en pleine guerre d'Algérie. Anouar Tikinas, mon personnage dans le film donc, sera le fil conducteur de l'histoire et le lien entre deux générations : celle de la guerre et celle de l'après-guerre. Il va aider et accompagner Ambre, une jeune journaliste française – d'une mère pied-noir et d'un père algérien qu'elle n'a jamais connu – dans sa quête identitaire. Elle part en Algérie sur les traces de son père et à la recherche de ses origines. A travers cette histoire personnelle, le film, dont le titre est d'ailleurs Une lettre pour Ambre, ambitionne de contribuer à dépassionner les relations franco-algériennes et à apaiser les mémoires près de soixante ans après l'indépendance de l'Algérie. C'est une approche réconciliatrice et humaniste de cette période douloureuse. Je suis heureux de faire ce film parce qu'il va dans le sens à la fois de mes idées, de mes dégoûts et de mes indulgences. – A ce propos, qu'est-ce qui vous a marqué personnellement durant cette période ? De toute façon, moi, j'étais tout le temps contre la colonisation et, évidemment, j'ai dénoncé la guerre d'Algérie et je m'y opposais. C'est pourquoi j'ai refusé de faire mon service militaire tout au début de ce conflit sanglant. Il n'était pas question que j'aille tirer sur mes copains d'enfance. Plutôt crever. J'aurais préféré me suicider que de le faire. J'ai été enfermé dans une caserne pendant quelque temps, et ensuite les autorités militaires ont fini par me réformer pour «maladie mentale». Si moi-même j'ai pu éviter le front, je pense toujours aux jeunes Français qui n'avaient rien à reprocher à leurs congénères algériens mais étaient forcés à les combattre et à s'entre-tuer avec eux. Personnellement, j'avais plus peur de tuer que d'être tué. Les appelés, ceux-là, je les plains vraiment. Il y avait parmi eux ceux qui sont morts pour une cause qu'ils ne défendaient pas, pour un système colonial qu'eux-mêmes rejetaient. C'est pour ça que je dis souvent qu'il ne faut jamais généraliser ; il y avait certes des Français et des pieds-noirs qui étaient racistes et pro-colonisation, mais il y avait plein d'autres qui ne l'étaient pas du tout. Certains ont même pris position contre leur pays et leurs propres familles, soit en soutenant indirectement l'indépendance de l'Algérie, soit en rejoignant les rangs du FLN. En ce qui concerne mon histoire personnelle par exemple, j'ai appris à me construire contre ma mère et mon beau-père qui étaient racistes depuis mon enfance. Je m'inspirais, néanmoins, de mon grand-père maternel, proviseur au lycée Bugeaud (actuellement Lycée Emir Abdelkader, ndlr), qui était un homme formidable et tolérant. Il avait comme élève un certain Albert Camus… – Votre écrivain préféré, comme vous l'aviez affirmé à maintes reprises… En effet, si j'ose dire, Camus est mon pied-noir préféré eu égard à sa pensée et son œuvre. Je pense, à ce propos, qu'il a été un peu mal compris par certains Algériens quand il a écrit qu'entre la justice et sa mère, il choisit sa mère. On a dit qu'il était pro-colonisation et pour l'Algérie française alors que ce n'était pas vrai. Il a toujours voulu et œuvré pour la paix et la réconciliation entre les peuples français et algérien, même en pleine guerre d'Algérie. Je trouvais ça comme la position politique qui me ressemblait le plus, moi qui m'étais converti dans l'antiracisme et la gauche humaniste très tôt en me construisant intellectuellement contre mon environnement familial le plus proche. L'Algérie m'a façonné politiquement et ce que j'y ai vécu a fait de moi un homme profondément de gauche. – Justement, racontez-nous comment vous avez acquis cette sensibilité de gauche ? Je me suis construit contre ce que j'ai subi durant mon enfance, ma jeunesse et bien plus tard. Par exemple, une fois, ma mère est venue me voir au Zénith de Paris. Je profite donc de l'occasion pour l'inviter à dîner, et à un moment elle me demande : «Pourquoi les gens ne t'aiment pas ?». J'ai répondu que je ne comprenais pas sa question, ni son jugement, car la salle était pleine à craquer et tout le monde m'applaudissait debout à la fin du spectacle. Elle réplique en me disant : «oui, oui, j'ai vu ça ; il n'y avait presque que des arabes !» A cause de ce genre de réflexions, et bien pire quand ça devient des actes, j'ai été très malheureux durant une bonne partie de ma vie, celle que j'ai vécue avec ma famille en Algérie, que j'ai quittée fort heureusement à 17 ans. A l'âge de 12 ans, j'ai pensé à me suicider en me jetant du pont suspendu de Constantine. Je ne comprenais pas le racisme de ma mère et de son mari qui n'était même pas né en Algérie, il était normand. Etant enfant, j'étais heureux de jouer avec mes amis de quartier. Qu'ils soient pieds-noirs, juifs ou musulmans, c'était pareil pour moi. Nous étions tous des gamins algériens ! Mais au fil des années, j'ai découvert que la haine n'était pas que le seul travers de la présence française en Algérie. Il y avait aussi l'exploitation, l'une des plus grandes injustices de la colonisation. Je me suis «converti» définitivement à la gauche à l'âge de 14 ou 15 ans quand j'ai vu ce qui s'est passé avec un ouvrier algérien. Il travaillait pour mon beau-père qui était entrepreneur de travaux publics à Souk Ahras. Le malheureux journalier poussait un madrier sur une scie circulaire et il s'est coupé deux doigts. J'étais terrifié de voir cela, surtout qu'il y avait du sang partout. Le pire, c'est que mon beau-père et l'un de ses contremaîtres se précipitèrent pour l'engueuler en lui disant : «Regarde toutes ces saloperies que tu as faites. Nettoie vite, il y a du sang partout, c'est dégueulasse !» Cela m'a marqué à vie. Depuis, je me suis toujours exprimé et ai milité en faveur de l'égalité et la justice sociale, et contre toutes les formes de racisme et d'injustice. A présent, je travaille avec plusieurs associations et organisations de la défense des droits de l'homme. La cause qui me tient à cœur en ce moment est celle des migrants. Je trouve l'attitude de l'Etat français honteuse et les déclarations d'Emanuel Macron à ce sujet inacceptables. – Puisque vous l'évoquez, comment jugez-vous globalement ses neuf mois passés à l'Élysée ? Je pense qu'il a fait de bonnes choses. Il est jeune et a apporté un nouveau souffle. Il a rafraîchi le monde politique. D'ailleurs, j'ai voté pour lui au deuxième tour contre Marine Le Pen. Et je ne l'ai pas regretté. Je dirais que je suis très reconnaissant envers lui car, du moins je le pense, il nous a débarrassé de cette femme définitivement. Elle est foutue même au sein de son parti. Elle est politiquement morte. Il a dévoilé la grande supercherie qu'est cette formation politique. Après ça, ceux qui voteront Front national, sans savoir pourquoi ils le font, sont vraiment des idiots. Eux-mêmes seront les premiers à le regretter si un jour l'extrême-droite accède au pouvoir. Après, comme je vous l'ai dit, il me déçoit par sa politique migratoire car la France se doit d'être plus accueillante et tolérante avec les migrants, ces pauvres gens qui fuient la guerre et la misère. Or, il a fait des déclarations un peu ambiguës vis-à-vis d'eux. Je pense qu'il traite cette question d'un point de vue purement économique. Il a peur que ça pèse davantage financièrement sur l'Etat à court et à long termes. Il a tort de penser ça. En tant que citoyen français, je ne supporte pas comment les migrants sont traités dans mon pays, particulièrement à Calais où je me suis rendu plusieurs fois. – Pour revenir à notre sujet, quelle évolution prédisez-vous aux relations franco-algériennes sous sa présidence ? Je trouve ses déclarations sur la colonisation très courageuses. Il doit continuer dans ce même sens afin de régler tous les problèmes liés à la mémoire qui polluent toujours les relations franco-algériennes. Sa position est trop forte, car il y a encore dans notre pays le poids politique et la pression de ceux qui voient encore d'un bon œil notre passé colonial. Il en est conscient. Donc, il y va prudemment. Je pense qu'il a marqué plusieurs points et fait avancer d'un grand pas ce dossier vers une vraie réconciliation entre la France et l'Algérie. Pour que cela se réalise, et au-delà de la volonté politique, l'ensemble des acteurs de la société civile et des forces vives dans les deux pays doivent œuvrer à la construction d'une nouvelle approche de la relation franco-algérienne. Encore une fois, plus d'un demi-siècle après la fin de la guerre, il n'est plus question de violence ou de mitraillette. Il s'agit désormais de bâtir un avenir commun meilleur, car de toute façon nous serons éternellement liés pour des raisons historiques, culturelles, économiques et sociales. Les nouvelles générations n'ont le choix que d'aller vers une vraie réconciliation franco-algérienne. – En parlant de cela, pourquoi n'a-t-on jamais vu des initiatives d'intellectuels algériens, français et franco-algériens pour appeler les politiques des deux pays et leur mettre la pression afin qu'ils s'assoient autour d'une table, se dire les choses telles qu'elles sont et régler définitivement la question de la mémoire, ce qui pourrait aboutir à la signature du fameux traité d'amitié tel celui qui lie la France et l'Allemagne par exemple ? Je pense que cela est lié à la sensibilité de la question. Les gens, ici et là-bas, ont peur de la réaction de leur opinion publique respective. Je dirais donc qu'il manque des personnes courageuses dans les deux camps, particulièrement sur le plan politique. Ici en France, il y a eu toujours une certaine pression sur les présidents successifs de la part de ceux qui sont restés dans le délire de l'Algérie française. Je pense à une partie des pieds-noirs, gardant une amertume d'avoir perdu l'Algérie, et aux quelques courants idéologiques de droite et d'extrême-droite qui sont nostalgiques de la France coloniale. Ceux-là défendent les bienfaits de la colonisation et la gloire de la France du passé. En Algérie, j'imagine qu'il y a aussi des réticences et des ressentiments par rapport à l'ancien pays colonisateur. Dans ces conditions, les femmes et les hommes de la culture, et de la société civile d'une manière générale, évitent d'aborder cette question d'un point de vue politique, car cela crée toujours un tas de tensions et de polémiques. Ils préfèrent contribuer à la normalisation des relations franco-algériennes à partir de leurs niveaux de compétences : aller en Algérie, y travailler, construire des projets communs, etc. Le film dont nous parlons fait partie justement de cet effort collectif que nous devons tous ensemble fournir dans l'espoir d'atteindre un jour l'idéal d'une amitié sincère et d'une mémoire apaisée entre les Etats et peuples français et algérien. – En plus de ce film, est-ce que vous avez d'autres projets en cours ? Je suis en train d'écrire une nouvelle pièce que je devrais jouer en solo et qui s'appelle A Dieu, vous. A l'entrée, je dis : «Je sais, j'ai déjà fait mes adieux à la scène à l'Olympia, il y a quelques années, mais ce soir ce sont mes adieux à la vie. Oui, je vais mourir comme tout le monde, vous aussi, vous allez mourir, d'ailleurs, j'aperçois des gens dans la salle qui vont bientôt nous quitter…». Mon objectif serait de faire rire avec un sujet aussi lourd que la mort. Je trouve en cela une bonne thérapie pour mon public et surtout pour moi-même. Rire avec ce qui est triste ou tragique redonne le sourire et parfois l'espoir. Un philosophe disait une phrase qui me plaît bien : «L'humour est la politesse du désespoir». Ça résume un peu ma vie, et surtout ma carrière puisque j'ai toujours fait du drôle avec du triste. Et là, j'espère faire rire avec la mort !