– Quelle idée de faire un film sur la Guerre d'Algérie pour un jeune réalisateur français? – Florent-Emilio Siri:Quand j'avais 20 ans, je voyais beaucoup de films surtout ceux sur la guerre du Vietnam. Il se trouve qu'on avait une histoire sur les guerre qu'on ne connaissait pas. Il n'y a pas grand chose sur les livres d'histoire. Alors, je me suis dit qu'il faudrait faire un film sur la Guerre d'Algérie. Je voulais montrer vraiment la guerre comme dans ces film américains. Un film qui ait de la largeur, intimiste et épique. Mais, je n'avais du tout les connaissances concernant le sujet. Et c'est vraiment la rencontre avec Patrick Rotman qui m'a "initié" à cette guerre (d'Algérie) que je ne connaissais pas. Son fantastique documentaire et ses témoignages. On s'est assis autour d'une table et on a décidé de le faire ensemble. Sans lui(Patrick Rotman), je n'aurais jamais fait ce film(L'Ennemi intime). – C'est un film conçu à quatre mains, en tandem… – F-E-S:Moi, ce que j'ai fait, c'est ce qu'on appelle une adaptation. C'est à dire, je l'ai récupéré( documentaire) d'une manière visuelle et rapproprié avec l'oeil du cinéaste. (rires) Patrick Rotman: La guerre d'Algérie, pour moi, c'est une vielle histoire. Cela fait des années que je travaille dessus en signant des livres et des films depuis une quinzaine d'années. Et puis j'ai rencontré Benoît (Magimel, acteur), alors que je réalisais le documentaire l'Ennemi intime. Benoît Magimel m'a confié qu'il rêvait de faire un film sur la Guerre d'Algérie et qu'il avait un projet de tournage avec que son ami, le réalisateur Florent-Emilio Siri. C'était le déclic. On s'est retrouvé à trois à faire ce film. Cela a été long et compliqué pas quant au contenu mais en matière de production. Aussi, le film de fiction L'Ennemi intime est l'aboutissement de cette rencontre à trois. – Vous vous êtes impliqués dans ce projet film, un sujet tabou en France, à l'initiative d'un jeune acteur, Benoît Magimel… – F.E.S: Bon, il y a pour moi, l'envie de faire un film de guerre. Mais, c'est une espèce de sujet tabou qui règne en France depuis longtemps. Les tabous, j'avais envie de les briser, percer et d'en parler. Parce que moi, je suis d'une génération qui a grandi avec beaucoup d'Algériens. Donc, on ne comprend pas pourquoi il existe cet espèce de tabou. Pourquoi n'en parle-t-on pas? Et on a envie d'en parler, et voilà! C'est vrai, visiblement, les aînés n'ont pas vraiment travaillé sur le projet portant sur la Guerre d'Algérie mis à part quelques exceptions… – Justement, vous voulez vous démarquer de René Vautier,Yves Boisset… – F.E.S: Nous étions dans la même ligne, peut être, que La Bataille d'Alger de Gillo Pentecorvo ou un film sur la Guerre d'Indochine intitulé La 317e Section. C'est vrai que les films sur la Guerre d'Algérie étaient souvent militants ou intimistes. Quand on regarde RAS, il y a un petit côté post-soixante-huitard, militant, les acteurs ont les cheveux longs.(rires) Le film est formidable. – Comment qualifiez-vous votre film L'Ennemi intime? – F.E.S:C'est grâce à Patrick(Rotman). Presque le film était résumé dans le titre(L'Ennemi intime). L'Ennemi intime, ce n'est pas l'autre. L'ennemi, c'est soi-même. Et des deux côtés. C'est comment une guerre latente et insidieuse vous transforme. Comme le dit Patrick(Rotman), comment une guerre révèle et réveille la bête qui est en vous. Le lieutenant Terrien(Benoît Magimel), c'est un peu nous. Aujourd'hui, si nous étions projetés dans cette guerre, que nous la regardions de loin, on accepterait pas cette violence, cette idée… – Votre film n'est pas manichéen… – F.E.S:Non, pas du tout l'idée. Moi, je n'aime pas les films manichéen. – L'ennemi n'est pas déclaré? – F.E.S: Un film sur les contradictions humaines. L'ennemi n'est pas déclaré. P.R: Il s'agissait de faire un film militant avec un côté "dénonciation". Au contraire, peut être que Florent (Emilio Siri) n'a pas eu tout ce temps pour pouvoir à arriver à faire ce film comme cela. Un film qui arrive à refléter à la fois, l'incroyable complexité de cette guerre, ces contradictions aussi bien du côté français qu'algérien. Et puis, la complexité des êtres. Justement, notre obsession était de réaliser un film qui soit tout sauf manichéen. Cependant, avec des personnages compliqués, qui, eux-mêmes se remettent en cause, se posent ses questions pour savoir où ils-en sont. Ils sont presque des personnages flottants. C'est très clair, je le crois, avec ces personnages de soldats français et ceux algériens. Où des personnages joués par Mohamed Fellag ou celui de Saïd interprété par Lounes Tazaïrt. Des personnages ballottés par l'histoire. – Vous voulez dire des personnages qui n'arrivent pas à choisir leur camp… – P.R:En fait, il y en a aucun. Ils se détruisent terriblement. Cela ne veut pas dire que dans cette guerre d'Algérie, il n'y avait pas un bon côté. Moi, je pense toujours et profondément que les Algériens avaient tout à fait raison de se battre pour leur indépendance. Surtout qu'on leur avait refusé tous les moyens qui sont légaux, pacifiques ou électoraux. Ils n'étaient pas des citoyens etc…On va pas refaire toute l'histoire et un film ne peut pas traiter tout cela. Il y a plein de choses qui sont suggérés et supposées…Mais c'était l'idée. Les personnages du film, des hommes avec leurs états d'âme, leur complexité, leur contradictions, plongés le chaudron de la guerre. Des êtres broyés par la guerre terrible et épouvantable. Donc, voilà, c'était cela le sujet. – Les scènes du bombardement au napalm sont spectaculaires et terribles dans le film… – F.E.S:Oui, absolument! Depuis, le début, avec Patrick(Rotman), on a insisté sur le point de vue de l'homme. Donc, j'ai placé ma caméra à partir du point de vue humain. Je voulais qu'on vive les batailles de l'intérieur. Montrer le napalm qui est quelque chose de presque technologique, mécanique et surréaliste. Et de montrer les ravages du napalm pour la première fois. Parce qu'on ne l'avait jamais montré. Moi, je ne savais pas du tout que les Français avait utilisé le napalm contre les Algériens. C'est un truc qu'on ne sait pas en France. – Que dans Apocalypse Now… – F.E.S:Voilà!(rires) Non, mais c'est terrible de découvrir de telles choses. Moi-même, j'avais un peu honte. Tout le film est tourné à partir du point de vue de l'humain. C'est de montrer, nous pauvres êtres humains, confrontés à des choses, des enjeux qui nous dépassent. Et comment réagir face de telles situations. P.R: Dans le film de Florent(Emilio Siri), on voit la peur des personnages, la "trouille" que cela représente d'aller au combat. La vie et la mort sont en jeu. Dans la presse, on a beaucoup évoqué Apocalypse Now, Platoon, etc…pour parler du film de Florent(Emilio Siri) et de son formidable talent. Mais, c'est qu'il a abordé le film avec cette notion omniprésente de point de vue des personnages. – Un regard nouveau et réaliste par analogie avec les autres films…Un courage de faire un film sur la révolution algérienne( Guerre d'Algérie) – F.E.S: Oui, je ne me suis pas posé la question pour réaliser ce film sur la Guerre d'Algérie. Mon problème était simple. C'était d'être juste et de ne pas passer à côté. Même si c'est sur des détails. C'est pour cela qu'on a travaillé dans le détail avec Patrick(Rotman) et toutes ses connaissances sur le sujet. Parce que moi, je n'ai pas vécu la Guerre d'Algérie. Je suis d'une génération qui l'a connaît très mal, en fait. J'ai un oncle qui l'a faite mais qui n'en parle pas comme dans toutes les familles. C'est une grande et grosse responsabilité que de réaliser un tel film. Je ne voulais pas aborder L'Ennemi Intime par un angle politique. Moi, ce sont les hommes et leur histoire qui m'intéresse. Comme disait Patrick, les Algériens se battaient pour une cause juste. Dans le film, on fait deux à trois fois le parallèle avec ce qui s'est passé pendant la deuxième guerre mondiale. En France(l'occupation allemande) et ce qui était en train de se passer en Algérie. C'est à dire des gens qui sont intrus dans un pays. P.R:Je crois qu'il y a un point très important à souligner. Le film est une fiction très ancrée dans la réalité provenant d'enquêtes que j'avais fait auparavant. Si vous prenez les scènes du napalm, ce sont des scènes qu'on m'a racontées à travers de témoignages. C'est exactement ce qu'ils décrivent. Des corps calcinés, des paysages noirâtres… Je pense que Florent(Emilio Siri) donne une densité, une vérité au film. Et on sent que tout cela est vrai, ce n'est pas du documentaire, de la reconstitution, justement à grand spectacle. Ce sont des choses qui ont été vécues et ressenties, et cela passe à travers la mise en scène de ce film. – Il y a des fulgurances dans le film. Le déluge de feu croisé des moudjahidine du FLN lors de la scène de l'embuscade… – F.E.S:(Rires). Vous savez deux mitrailleuses bien placées…Le film fonctionne souvent sur un rythme du point de vue humain, plus intime, assez lent et puis soudain: pan! Ca arrive! On ne sait pas d'où ça vient. C'est l'image de la guerre pour moi. – Comme la balle que reçoit le lieutenant Terrien(Benoît Magimel)… – F.E.S:Cela fauche, ça coupe…Il n'y croit presque pas. Dans la tête du personnage, il y a l'idée d'être arrivé au bout de son parcours. Il est peut être content de recevoir cette balle. Il ne plus se regarder dans la glace, aller vers sa femme, vers son fils…Il est devenu quelqu'un d'autre. P.R: Il est étranger à lui-même. F.E.S:Il est devenu la guerre! Son pays, c'est la guerre! L'Algérie, ce n'est pas la France. Il sort seul dans le maquis, il est bien, il fait partie du paysage, c'est presque un acte suicidaire. Il attendait cette balle. Quand il voit Amar, il sourit. Cette mort, l'a sauvé. – Vous avez abordé le sujet de la torture d'une autre manière… – F.E.S:C'est encore une fois du point de vue de l'humain. Il fallait qu'on aborde le sujet de la torture en Algérie à partir de ce personnage. Quelqu'un qui s'oppose à la torture à un moment, devient un tortionnaire. C'est quoi, la mécanique humaine? La bête immonde qui ressort et qui est la guerre. – Le jeu de Benoît Magimel et Albert Dupontel crève l'écran entre beauté et bêtise humaines… – F.E.S:Il fallait cette beauté. Cet idéaliste beau qui rencontre ce renard avec ce regard noir. Dupontel raconte ce qui s'est passé avant la Guerre d'Algérie, celle d'Indochine. Il se retrouve dans la sale guerre. Il devient cynique, suicidaire… – A la fin Dupontel(Lieutenant Dougnac) dit:On s'est battu pour rien… – P.R: C'est lieutenant Dougnac qui dit cela. Il se demande pourquoi ses copains sont morts pour rien. Que la guerre était jouée depuis le début, que l'Algérie sera indépendante, autant arrêter cette guerre. A qui incombe la responsabilité? Les politiques ont fait cette guerre. Que des militaires engagés et appelés ont été contraints à faire une guerre inutile, imbécile sans issue. Beaucoup de morts algériens et français. Beaucoup de souffrance de la population civile, partout, quoi! Pourquoi? Pour rien. Et c'est le plus terrible de dire qu'une guerre n'a pas de sens. Une guerre absurde. – Ce n'est qu'en 1999 que la France a enfin reconnu que la Guerre d'Algérie a eu lieu après tout les euphémismes… – F.E.S:C'est Jospin qui a fait voter cette loi reconnaissant officiellement la Guerre d'Algérie. P.R: Après des euphémismes comme les événements d'Algérie, le maintien de l'ordre, la pacification… – F.E.S: La grosse hypocrisie qui est politique. – Comme celle de la "colonisation positive" – F.ES:Oula!(rires). C'est maladroit. Par exemple, les politiques ne sont pas vraiment montés au créneau sur la Guerre d'Algérie mais pour Indigènes, oui. Quand il s'agissait de donner des pensions pour montrer les choses du bon et noble côté. C'est très français, quand les choses sont belles, on aime bien les encenser. Et quand, ce n'est pas terrible, on en parle pas. Cela été un peu évacué. Je trouve que les politiciens français n'ont rien fait autour de ce film(L'Ennemi intime). Cela aurait pu créer un débat – Parmi le casting figure le comédien Mohamed Fellag. Comment s'est fait ce choix? – F.ES:(rires)Fellag était très fébrile quand je lui ai remis le scénario. Je savais qu'il n'avait pas participé à Indigènes. Je voulais le voir jouer dans L'Ennemi intime. Je l'ai rencontré et lui donné le scénario en lui disant: "voilà, il y a un personnage qu'on a écrit pour toi, en pensant à toi. Parce que toi, tu as vécu cette guerre. Cet enfant en Kabylie et dont le père a été un grand résistant. lis-le". J'attendais sa réaction. Il est revenu vers nous et il nous a dit:"Enfin, un film qui va crever l'abcès." Il a fait le film avec beaucoup de sensibilité parce que sa scène est très émotionnelle et forte. Il a pensé vraiment très fort à son père. Quand il a vu le film, il nous a dit:"C'est le meilleur film sur la Guerre d'Algérie." On avait besoin de cette ouverture de l'autre côté presque. Fellag représentait cela. Nous avons rencontré quelqu'un de formidable. – Alors, vous allez bientôt faire un film en Algérie… – F.E.S(rires).Sur la Guerre d'Algérie?(rires). L'Ennemi intime 2. On pourrait tourner comme Clint Eastwood. Il y a le contrechamp à faire. Filmer entre guillemets l'ennemi, du côté des combattants algériens. Car dans L'Ennemi intime on les croise deux fois avec Fellag ou lors des scènes d'embuscade derrière les rochers. – Vous avez dirigé l'acteur américain Bruce Willis dans Otages… – F.E.S:Bruce Willis, est un bourreau de travail et du cinéma. Il avait vu mon film Nid de guêpes. Il m'a proposé un autre film. C'est quelqu'un qui m'a donné une vraie chance à Hollywood. Et qui m'a permis aussi de tourner L'Ennemi Intime. Parce que L'Ennemi intime était un projet avant Otages. Patrick Rotman et moi, n'avons pas réussi à le monter. On avait pas de producteurs. Il est vrai que Patrick avait fait 9 millions de téléspectateurs avec son documentaire(L'Ennemi intime), Benoît Magimel venait de tourner Les rivières pourpres et moi, j'avais réalisé Otages aux Etats-Unis. Cela a joué en notre faveur, peut être. Nous étions un peu plus forts, on nous écoutait beaucoup plus. Puis, il a eu deux jeunes producteurs et un agent qui se sont battus pour que le film existe.