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Vox populi ou le génie du peuple algérien
Seddik Larkeche. Professeur des universités
Publié dans El Watan le 19 - 04 - 2019


1. Le génie du peuple algérien
Depuis le 22 février 2019, des millions d'Algériens descendent pacifiquement dans la rue chaque vendredi, montrant au monde une maturité politique exceptionnelle. Très disciplinés, ils renouvellent chaque semaine leurs rassemblements, évitant les pièges tendus et les subterfuges ourdis par le pouvoir en place pour les déstabiliser et les pousser à des dérapages. Inflexibles, ils restent debout, déterminés et pacifiques.
C'est en cela que le génie du peuple algérien s'exprime, faisant de lui une référence mondiale face à un pouvoir obsolète qui ne veut toujours pas comprendre l'adaptation au sens de l'histoire. Le peuple ne pardonne pas à ce pouvoir qui l'a humilié depuis tant d'années, pensant le neutraliser par des allocations de logements gratuits ou des subventions Ansej.
Un pouvoir qui a poussé ses enfants à devenir des harraga par centaines, parce que leurs dirigeants, obsédés par la prédation, n'ont pas insufflé un vrai projet à ce pays qui dispose d'atouts exceptionnels. L'heure est à l'action. Il ne suffit plus d'exprimer sa colère, il est urgent de la transformer de manière efficiente pour atteindre l'objectif de la chute du régime et l'avènement de la IIe république.
Concrètement, il faut désormais des représentants du peuple qui permettront de passer un palier en dialoguant avec l'armée, colonne vertébrale de l'Algérie. Ces représentants ne doivent surtout pas être désignés par l'armée ou par une quelconque instance car ce serait la garantie d'une récupération et la fin de l'aventure démocratique exceptionnelle que connaît l'Algérie.
L'armée doit s'impliquer véritablement aux côtés du peuple sur le pari de la transition démocratique comme elle s'y est engagée. Cette condition est aujourd'hui sujette à de nombreuses interprétations. L'armée doit satisfaire de manière plus explicite les demandes du peuple, sinon elle risque de perdre une grande part de sa crédibilité, ce qui déboucherait sur tous les scénarios possibles.
2. Pour que l'armée accélère la transition démocratique
L'arbitrage de l'armée a toujours été décisif dans les décisions stratégiques de l'Algérie, et encore plus ces dernières semaines où elle a dû assumer ses responsabilités face à un peuple qui gronde par millions chaque semaine. Elle a permis le départ d'un certain nombre de caciques du régime, y compris l'ex-président Bouteflika. Cependant, elle semble prendre son temps pour mettre un terme à ce régime, alors que le temps presse.
D'abord par les attentes du peuple, mais aussi par les risques qui se profilent si le pays ne trouve pas un nouvel équilibre et une vision immédiate pour construire une nouvelle dynamique. Le positionnement de l'armée, représentée par son chef d'état-major, est délicat car il doit prendre en compte plusieurs variables.
La première : garantir la souveraineté du pays par le maintien de la sécurité intérieure et extérieure ainsi que la stabilité de ses institutions. La seconde : accompagner les requêtes du peuple tout en les régulant, pour ne pas faire sombrer le régime qui risque de détruire le socle institutionnel, garde-fou de la souveraineté nationale.
La dernière variable est liée à la composante complexe des jeux de pouvoir au sein de l'armée. Le consensus n'est pas toujours facile et s'exprime désormais au grand jour. Les remontrances publiques du général-major Gaïd Salah à l'encontre de l'ancien patron du DRS prouvent la difficulté de cerner les stratégies d'acteurs entre les différents services au sein des forces de sécurité, qui ont tous des relais transversaux démultipliant la complexité de la situation.
Aujourd'hui, le rapport de force au sein de l'armée est à l'avantage du général Gaïd Salah qui, après avoir réintégré les Services de renseignement sous sa coupe, a les coudées franches pour agir. La problématique réside dans la lenteur de l'écoute du peuple par l'armée, faisant monter la pression avec des risques de dérapage.
Le risque principal est de voir se rompre le lien entre le peuple et son armée. C'est pourquoi cette institution doit accélérer son rythme de «nettoyage» des acteurs de l'ancien régime en actionnant rapidement la transition démocratique qui transmettra le flambeau aux jeunes générations.
Ce changement radical ne peut se faire que si le gouvernement actuel démissionne. La gouvernance tant décriée doit être remplacée afin d'assurer la transition démocratique, qui permettra d'amoindrir l'incertitude actuelle en permettant de passer d'un ancien régime obsolète à la «nouvelle Algérie».
3. urgence de la désignation de représentants du peuple
L'incertitude actuelle ne doit pas figer les dynamiques et les revendications. Elle doit, au contraire, les consolider en les transformant rapidement en actions politiques où l'armée et le peuple doivent être synergiques sur deux axes stratégiques.
Le premier est la création d'une nouvelle Constitution et le second est l'organisation, à brève échéance, au plus tôt dans un an, des élections présidentielles. La problématique centrale qui reste posée est de savoir qui peut légitimement représenter le peuple dans son dialogue avec l'armée.
Nous pouvons dès à présent constater que certains groupes d'influence, dont les ramifications sont puissantes et transversales, tentent, de manière sournoise, y compris via certains médias, de faire émerger leurs hommes comme «représentants idoines» du peuple algérien.
Les convertis de la dernière heure et ceux qui ont échoué dans le passé et souhaitent revenir sont déjà au travail pour vanter les mérites de la IIe république. Ces derniers sont en réalité les principaux adversaires de la cette république algérienne, libre et digne.
Concrètement, l'armée doit valider l'idée de représentants du peuple comme interlocuteurs privilégiés dans cette transition démocratique. L'idée d'un «comité des sages» serait la solution pour partager les responsabilités et refléter la meilleure représentativité du peuple.
4. Un «comité des sages» pour ne pas se faire voler cette révolution
Les millions de personnes qui se réunissent chaque vendredi ne peuvent plus se contenter de marcher et d'exprimer leur colère, ils doivent désormais transformer leurs appels en actions politiques concrètes pour atteindre l'objectif principal d'une IIe république.
Pour ne pas diluer la puissance de leurs revendications, il faut s'imposer des représentants légitimes, dont la probité est indiscutable, constitués sous la forme de «comité des sages».
Les membres de ce comité ne seront pas désignés pour éviter toute collusion, mais élus par le peuple dans un processus démocratique, afin de ne pas se faire voler cette révolution. La question qui se pose est de savoir comment élire ces représentants. Pour ne pas perdre de temps, car le temps presse, des conférences régionales dans chaque wilaya et une conférence nationale pourraient avoir lieu pour constituer ce «comité des sages».
Ces conférences – différentes de celle proposée par le régime actuel, déjà «bidouillée» par les caciques – seront des réunions organisées par le peuple, pour représenter le peuple, invitant l'ensemble des acteurs souhaitant participer à la constitution de ce futur «comité des sages,. Concrètement, un processus d'élections en cascade pourra être proposé.
5. Un processus d'élection ouvert, organisé par le peuple
Le processus s'articule autour de la constitution d'un «comité des sages» pour assurer la transition démocratique avec deux objectifs précis – élaboration d'une nouvelle Constitution et élections présidentielles – tout en permettant au peuple d'élire librement ces représentants.
Concrètement le processus se fera en deux temps : des conférences régionales qui permettront d'identifier et d'élire 10 représentants pour chaque wilaya, puis une conférence nationale pour élire les membres du «comité des sages», organe suprême de la transition démocratique.
Les représentants élus dans chaque wilaya participeront à la conférence nationale pour élire les membres du «comité des sages». La diaspora disposera également de 10 représentants élus (6 pour la France, 2 pour le Canada et 2 pour la Grande-Bretagne). La période des élections s'étalera sur deux mois : un mois pour les élections régionales et un mois pour la conférence nationale.
6. Constitution et modalités de'élection du comité des sages
Les acteurs de la conférence régionale seront issus de la société civile, des associations, des corps constitués de toutes les wilayas et de la diaspora. Il est certain que cela peut représenter facilement plusieurs centaines de personnes à réunir. Au cours de la conférence nationale, une élection permettra de faire émerger un groupe restreint de 26 personnalités.
Le «comité des sages», composé de 26 personnalités issues de la société civile, représentant les principales catégories de la société algérienne (historique, armée, jeunesse, médias, diaspora, économie, enseignement, monde rural, environnement, santé, justice, diplomatie, affaires religieuses) avec une parité pleine : 13 femmes et 13 hommes.
Ces 26 «sages» éliront un représentant qui assurera la coordination de ce comité. Le représentant du «comité des sages» fera office de Président par intérim en remplacement de l'ex-Président du Conseil de la nation. Un gouvernement provisoire sera désigné par le «comité des sages».
7. Critères de sélection des membres du «Comité des sages»
Il est essentiel d'édicter des critères pour rendre transparent le processus d'élection tant au niveau régional que national. Nous proposons 7 critères principaux sur lesquels pourrait reposer la constitution du comité, qui sera l'avant-garde progressiste de la IIe république algérienne.
a- La probité : pour disposer d'une représentation digne du peuple algérien, chaque membre devra être d'une probité incontestable et validé par une instance indépendante. Cette dernière pourra être composée d'un juge, d'un officier et d'une personnalité de la société civile.
b- La parité : l'imposer dans ce «comité des sages» est une manière forte de faire avancer la démocratie algérienne en marche.
c- Le renouvellement politique : il se concrétisera par la pleine participation de la jeunesse et en imposant un âge limite de candidature à 60 ans.
d- La diaspora : une reconnaissance plus juste de la diaspora par sa participation plus importante dans l'avenir du pays.
e- Des membres apolitiques : les membres du comité seront apolitiques et exclusivement issus de la société civile, sans aucune couleur politique.
f- Non éligibilité des membres : les membres du comité auront l'impossibilité de prétendre à une quelconque fonction politique dans les cinq prochaines années.
g- Toutes les régions représentées : toutes les régions seront représentées (Est, Ouest, Sud, Nord, Centre). Chacune disposera de 4 sièges, à l'exception du Centre qui disposera de 5 sièges.
8. La période de transition
La période de transition s'étalera sur deux années maximum. La première année donnera le temps d'élaborer une nouvelle Constitution et la seconde année, le temps de la préparation des élections présidentielles libres. Les membres du «comité des sages» verront s'éteindre leur mandat, laissant place à un nouveau régime diluant les pouvoirs dans le cadre de la deuxième république algérienne.
9. Débat national, refonte de la constitution, première élection libre en Algérie en 2021
Après la constitution du «comité des sages» devra s'enclencher au plus tôt une seconde phase : celle du débat national. Sous l'égide de ce comité, il sera indispensable que la parole soit donnée au peuple pour qu'il exprime ses besoins et ses volontés.
Dans une approche transversale et verticale, du bas vers le haut, le peuple débattra sans intermédiaire aux niveaux local régional et national. Ce débat national sera loin de cette idée ubuesque de conférence nationale inclusive initiée par le régime actuel nous faisant penser étrangement à celle de 1992 qui fut un fiasco total et le prélude à la décennie noire.
Ce grand débat national ouvert à tous permettra d'entrer dans une troisième phase qui verra les doléances et aspirations des citoyens synthétisées et enrichies par la classe politique qui s'accordera, sous la supervision du «comité des sages», sur un projet de nouvelle constitution avant de nouvelles élections présidentielles, pour la première fois véritablement libres en Algérie.
Conclusion
Ces prochaines semaines seront décisives pour l'avenir de l'Algérie car le peuple ne peut plus manifester sans représentants légitimes. Il y va de sa survie car sans action politique, le mouvement s'essoufflera et perdra l'élan exceptionnel qui l'a fait naître. L'action politique première à réaliser est de disposer de représentants légitimes pour dialoguer avec l'armée avec l'objectif commun d'une véritable transition démocratique.
Ces représentants du peuple doivent être élus par le peuple car leurs missions, encadrées par le «comité des sages», seront d'accompagner la transition démocratique au bénéfice exclusivement du peuple.
Les adversaires sont nombreux et masqués, il faudra rester vigilants pour ne pas se faire voler notre révolution. Le paradoxe c'est que le monde capitaliste regarde aussi l'Algérie comme un marché où la rente a servi durant de nombreuses années certains prédateurs sur le sol algérien et à l'extérieur souvent au détriment du peuple.
Ce sont ces deux types d'acteurs souvent invisibles qui seront les plus farouches adversaires de cette deuxième révolution algérienne. C'est pourquoi il est vital que le peuple accepte d'élire rapidement ses représentants pour mieux se défendre contre toutes ces menaces.
– Seddik Larkeche est de formation interdisciplinaire,. Il est titulaire d'un Doctorat en Sciences de gestion, d'un Doctorat en Sciences politiques, et du diplôme d'avocat (Capa). Expert international en gestion stratégique des risques, il fut rapporteur à la Commission Risque à la Conférence mondiale sur le commerce (Cnuced 1998).
Il est l'auteur de plusieurs ouvrages dont Risque Algérie et stratégies de développement 1830-2030 (2012, Editions L'Harmattan) et , Le Poison Français, Lettre au Président de la République, Préface de Roland Dumas, (2017, Editions Ena). Il est aujourd'hui Professeur des Universités et enseigne l'épistémologie du risque et la gestion stratégique des risques.
Ses recherches portent sur le risque pays et en particulier sur le Risque Algérie. Il est le précurseur de la demande de réparation financière des crimes coloniaux français en Algérie que le Conseil constitutionnel français a reconnu le 9 février 2018.


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