Toute la crème intellectuelle d'Alger s'est précipitée hier à la salle de conférences de l'hôtel Es-Safir (ex-Aletti) pour l'écouter. Lui, c'est Samir Amin. Il était l'invité-vedette des Débats d'El Watan. Immense intellectuel, l'un des plus grands penseurs et économistes de notre temps. Oui, rien que cela… A son actif, une production vertigineuse d'études et de réflexions sur la structure du capitalisme, ses centres gargantuesques et ses périphéries, ses mutations et ses ravages. Samir Amin s'est surtout forgé une solide réputation d'expert en économie du développement, lui qui s'est voué à analyser les ressorts de nos sociétés du Sud et leurs capacités à s'affranchir de l'effroyable mécanique du Capital. Longtemps considéré comme proche du marxisme (il adhère très jeune au PCF dès son arrivée à Paris à la fin des années 1940), il faut dire qu'à 79 ans (il est né en 1931 au Caire), on ne lui donnerait pas la moitié de son âge tant il respire encore la vigueur et la ferveur de ses années militantes, joignant à la force des idées la puissance de l'engagement. Un engagement toujours aussi affirmé aux côtés des peuples fiers, lui qui préside aujourd'hui le Forum mondial des alternatives (FMA). Parmi ses nombreux ouvrages : Le Développement inégal , Pour la Cinquième internationale, ou encore L'Eveil du Sud. Un autre invité, non moins prestigieux, était à la tribune : François Houtart. Ce prêtre et sociologue belge est, lui aussi, un fervent altermondialiste. Il est le président du Centre tricontinental (Cetri), une ONG qui œuvre pour faire entendre la voix des pays du Sud face à l'ordre néolibéral. Entre les deux conférenciers, une autre grosse pointure, nationale celle-là, l'éminent Ali El Kenz, héritant du rôle de modérateur. La salle est pleine comme un œuf. Il faut chercher une chaise pour s'asseoir. Etrennant le forum, Ali El Kenz trouve d'entrée à ses hôtes un (autre) dénominateur commun – et non des moindres. « Ce qui est remarquable chez l'un et l'autre, c'est cette association entre la lutte et la pensée », dit-il. Sur la table, une question pour le moins pointue que résume le titre de cette nouvelle édition des Débats d'El Watan : Le Sud face à la crise : pour des initiatives indépendantes. Une longue crise systémique Prenant la parole en premier, Samir Amin préfère parler « des » Sud (s), oui, au pluriel. Première nuance. On le sent venir… On sent surtout que le « vieux briscard » de la gauche sous toutes ses coutures n'a absolument rien perdu de sa verve. L'auteur de L'Empire du chaos développera une analyse fort pertinente sur la nature de la crise financière amorcée en 2008. Sa thèse centrale est que cette crise s'inscrit en vérité dans une « longue crise systémique du capitalisme mondialisé ». Il estime que la caractéristique fondamentale du capitalisme actuel est qu'il est fondamentalement monétaire et financier, et qu'il est structuré en « oligopoles financiers » donnant lieu à une « financiarisation mondialisée ». Et de se demander : est-ce que cette crise marque une nouvelle étape dans l'expansion du capitalisme ? Exposant une opinion qui remporte un franc succès, et selon laquelle le centre de gravité du capital a été transféré des « vieux centres du capitalisme » vers de nouveaux centres représentés essentiellement par la Chine et l'Inde, il dira : « Voilà l'interprétation dominante. Ce n'est pas la mienne ! », avant de lancer : « Moi, je vois plutôt un approfondissement du conflit Nord-Sud. » Pour lui, « cette crise financière n'est que la partie émergée de l'iceberg, conséquence d'une longue crise structurelle amorcée à partir de 1971 », un moment marqué, souligne-t-il, par la perte de la convertibilité en or du dollar. Cette année-là annonçait, d'après lui, « la deuxième longue crise du capitalisme », la première remontant, à un siècle en arrière, exactement à l'année 1873 qui verra, argue-t-il, un effondrement des taux de profits du capitalisme industriel. En gros, et pour aller vite, si la première longue crise du capitalisme a donné le krach boursier de 1929, la deuxième longue crise connaîtra son moment paroxystique avec la crise des « subprimes » de 2008. Poursuivant avec ses analogismes, Samir Amin prévoit que, de même que le premier mouvement s'est accompagné par toutes sortes de bouleversements (guerre de 14-18, révolutions bolchevique et chinoise, montée du nazisme, Seconde Guerre mondiale, les indépendances, etc.), « celle-ci provoquera des bouleversements certes différents mais de même ampleur ». Et d'ironiser : « Comment la figure du monde sortira-t-elle de cette crise ? Il faudrait peut-être poser la question à Bernard Henri Lévy, c'est lui Monsieur je sais tout ». Inventoriant certains de ces grands chamboulements, il relève déjà la chute du Mur de Berlin et l'effondrement de l'URSS, etc. Samir Amin détecte une mutation de l'impérialisme qui est passé, estime-t-il, d'une forme d' « impérialisme au pluriel » à un « impérialisme collectif », concentré autour de ce qu'il nomme la Triade, triumvir dominateur constitué des Etats-Unis, de l'Europe occidentale et du Japon. Il note, par ailleurs, que les conflits internes à l'impérialisme qui ont jalonné le XXe siècle sont remplacés par un conflit militaire Nord-Sud marqué par l'hégémonie militaire US et ses croisades contre des pays du Sud. L'exemple le plus marquant, en l'occurrence, est évidemment l'invasion de l'Irak. Pour des initiatives Sud-Sud Le conférencier bifurquera naturellement vers une question fondamentale qu'il avait posée dès le départ, à savoir les conditions pour de nouvelles négociations Nord-Sud. Et de s'interroger sur les initiatives que pourraient imaginer les peuples des Sud pour modifier le rapport de forces face à la « Triade ». Pour clarifier son propos, il cite cinq nouveaux monopoles que détient, selon lui, le système capitaliste actuel : le monopole de la technologie, de l'argent, des ressources naturelles et leur transformation, des armes de destruction massive, et enfin, des médias, de la communication et de l'industrie culturelle (le « capital symbolique » comme dirait Bourdieu). Et pour les défaire, il prescrit un plan terme à terme. Il exhorte nos pays à développer leurs propres initiatives « afin d'annihiler le pouvoir de ces nouveaux monopoles ». Dans la foulée, il préconise une stratégie à trois niveaux, au plan national, au niveau Sud-Sud et enfin au niveau international. Samir Amin plaide ainsi pour la « construction d'un processus démocratique associé au progrès social en accordant une attention particulière à la question agraire ». Il appelle à une coopération Sud-Sud, y compris dans le domaine militaire (il défend la légitimité de l'Iran quant à la possession de l'arme nucléaire) et estime que c'est par l'ensemble de ces mesures que l'on peut aller vers « un nouvel ordre économique négocié et un ordre politique multipolaire ». Pour lui, c'est déjà une « grande victoire » que l'industrialisation de ces « provinces » du vieux capital que sont les peuples d'Afrique, d'Asie et d'Amérique latine au moment où « le système capitaliste mondial misait sur une industrialisation exclusive du Nord et un statut non industriel des périphéries ». Un peu d'éthique dans le capital… Pour sa part, François Houtard axe son intervention sur l'aspect énergétique de la crise en posant l'épineux problème de l'amenuisement et de l'épuisement annoncé des « énergies fossiles » (pétrole et gaz). Pour lui, « le modèle de civilisation suivi jusqu'ici reposait sur l'idée d'une planète inépuisable ». « La question est de savoir comment le capital va essayer de sortir de la crise énergétique. » L'objectif que s'est assigné la commission européenne, indique-t-il, est qu'à l'horizon 2020, « 20% de l'énergie consommée doit provenir de l'énergie verte ». D'où un engouement de plus en plus accru, relève-t-il, pour « l'agro-énergie » (terme qu'il préfère à « bio-énergie »). Si, sur le principe, en militant écologiste qu'il est, François Houtart est tout à fait pour l'agro-énergie, en revanche, il émet de sérieuses réserves quant à la façon dont le capitalisme dominant entend la produire. « Une production massive d'agro-énergie suppose de nouvelles surfaces agricoles qu'il va falloir chercher en Afrique, en Asie et en Amérique latine, avec, à la clé, des monocultures intensives qui vont faire beaucoup de dégâts sur les plans social et écologique », prévient-il. « Ce plan va provoquer l'expulsion de quelque 60 millions de paysans de leurs terres. » La solution, conseille-t-il, est de diminuer la consommation d'énergie, de privilégier une énergie verte à usage local et de retourner vers une agriculture paysanne au lieu de pratiquer une agriculture « industrielle » et capitalistique. Il prône également une relocalisation de l'économie avec, comme mot d'ordre : repenser le paradigme de développement en mettant un peu plus d'éthique dans le capital…