– A quel besoin avez-vous voulu répondre avec ce livre, petit mais si dense, sur les parcours de Camus dans Alger ? «Petit», oui. Car, avec Arak, notre talentueux éditeur algérois, nous l'avons voulu beau et bien documenté, mais aussi pratique et pas cher. C'est un vrai guide, avec cinq circuits à faire pour l'essentiel à pied et 140 lieux à découvrir en partant de la Grande-Poste ! Au départ, il y avait cette demande de tant de visiteurs qui, arrivant à Alger, demandent à voir «la maison de Camus», et à qui l'on ne montre pas toujours la bonne… Mais, très vite, l'idée s'est imposée que cet orphelin pauvre de Belcourt avait vécu ici plus de la moitié de sa courte vie et que la ville avait été une source majeure de son inspiration, que ses textes, si évocateurs et si précis, étaient en eux-mêmes un extraordinaire «guide» pour parcourir tout l'Alger d'aujourd'hui : de Kouba à Village-Céleste, et d'Hydra à la Grande Jetée. Et que lire ou relire L'Etranger et Le Premier Homme sur les lieux mêmes qu'ils dépeignent en ferait vibrer les mots avec une force encore renouvelée. Double manière de célébrer la splendeur sans pareille de cette ville, de son site, de ses architectures… Et d'aller au-devant de ses habitants, ce grand peuple d'Alger dont chaque jour montre avec quelle intelligence, quel courage, quel respect de l'Autre, – et quel humour féroce devant l'adversité –, il sait reprendre en main son destin. – Sur les pas de l'écrivain et les personnes qu'il a côtoyées, c'est aussi toute l'histoire d'Alger que vous magnifiez… Peut-être pas toute l'histoire… Mais au moins cette intense période de réveil culturel et politique que connaît la ville à partir des années 1930, en réaction aux fastes provocateurs du Centenaire de la conquête française. C'est le moment où le peuple algérien se dote d'organisations qui, de Ferhat Abbas à Messali Hadj, seront le vivier de tout son combat politique ultérieur. C'est aussi là qu'autour du jeune Camus, avec Emmanuel Roblès, Louis Bénisti, Jean de Maisonseul, Max-Pol Fouchet, Edmond Charlot, Louis Miquel, Yves Dechezelles, Robert Namia… se forme un exceptionnel petit groupe d'artistes, d'intellectuels, de militants. Décidés à rompre avec les poncifs de l'«algérianisme», tous trouvent dans l'Alger de leur temps matière à repenser l'écriture, le théâtre, la peinture, l'architecture – un renouveau que prolongera dans les années 1950 la jeune génération algérienne des Mohamed Dib, Kateb Yacine, Mouloud Feraoun, Mohamed Khadda… Convaincus d'emblée du caractère intolérable du système colonial, ayant partagé les espoirs et les déceptions suscités en 1936 par la victoire du Front populaire, ils sont parmi les rares alors à combattre la répression qui s'abat sur le Parti du peuple algérien (PPA), participent à la naissance d'Alger républicain, se retrouvent, à Alger ou en France, dans la Résistance face à la barbarie nazie, dénoncent les massacres de mai-juin 1945… Après 1954, ils tenteront, coûte que coûte, de maintenir le dialogue entre les communautés et les chances pour l'avenir d'une Algérie restant ouverte au pluralisme des origines, des idées, des croyances. Toute une histoire, si riche, si complexe, que ce petit guide invite à parcourir à nouveau, de lieux en lieux, sur le mode le plus simple, et le plus familier aux Algérois d'aujourd'hui (auxquels il s'adresse aussi) : en marchant ! – Partagez-vous le sentiment que le nom Camus fait moins polémique en Algérie ces dernières années ? Beaucoup d'Algériens n'ont longtemps connu de Camus que la phrase, citée à tort et à travers, sur «sa mère» et «la justice», sans savoir que le propos n'en était en rien de défendre «l'Algérie coloniale», mais d'illustrer, par l'exemple d'une bombe explosant dans un tramway, le risque moral et politique de la violence, aussi juste que soit la cause dont elle se réclame, lorsqu'elle vise de façon aveugle des populations civiles. Et bien des intellectuels, négligeant les nombreuses démarches discrètes de Camus pour sauver des nationalistes condamnés, ont longtemps repris la vieille position officielle lui déniant sa qualité d'auteur «algérien», ou faisant même de lui un «écrivain colonialiste» ; ils en sont souvent venus à un avis plus mesuré. Dans la situation présente, chacun peut mieux comprendre que si Camus s'est en effet tu sur la question algérienne après 1958, ses inquiétudes n'étaient pas sans objet quant à la manière dont l'indépendance risquait de se réaliser : fracture entre les communautés rendue irréparable par la surenchère des «contre-terrorismes» ; algérianité réduite à sa dimension «arabo-musulmane» ; accoutumance à la violence civile et aux règlements de comptes fratricides ; instauration autoritaire d'un régime sous contrôle militaire… Est-il si sûr, à l'inverse, que ceux des anticolonialistes qui, croyant mieux «choisir leur camp», se sont interdits de soulever ces questions, aient fait preuve de plus de lucidité ? Car n'est-ce pas, en définitive, à partir des valeurs de tolérance, de pluralisme, d'unité dans le respect des différences que se cherche aujourd'hui cette «seconde indépendance» pacifique qui ouvrirait à un vrai exercice de la souveraineté populaire ? – 2007, les 50 ans du Prix Nobel de Camus ; 2013, le centenaire de sa naissance ; 4 janvier 2020, les 60 ans de sa mort… Que suscite de neuf cette commémoration répétée avec tant d'émissions spéciales et de publications ? Un documentaire télé pas trop mal fait, c'est pour un public des plus vastes, et à chaque fois pour une nouvelle génération de jeunes, découvrir un homme qu'au mieux beaucoup ne connaissaient que de nom, ou à travers quelques jugements à l'emporte-pièce. Et de là, pour certains, l'occasion d'approcher une œuvre, la réalité d'une pensée… Il ne faut bien sûr pas s'en tenir là. Par-delà les polémiques du passé ou les portraits idéalisés auxquels s'adonnent certains, les spécialistes de la littérature et les historiens doivent encore poursuivre leur travail objectif de recherche sur les contextes socio-politiques, la réalité des prises de position de chacun, le travail de l'écriture… Les vingt dernières années ont été très riches à cet égard, notamment autour de la nouvelle édition des œuvres complètes dans la Pléiade. Mais aussi avec des études critiques de haut niveau partout dans le monde. De multiples adaptations théâtrales et mises en scène témoignent d'autre part des échos très actuels que trouvent toujours les textes de l'écrivain. Un travail de popularisation, comme celui que représente ce guide, peut ainsi être conduit au meilleur niveau d'exigence. Après cet Alger, un nouveau Petit guide pour une ville dans l'histoire est d'ailleurs en voie d'achèvement qui parlera, celui-là, d'Oran sur les pas de Camus – et de ces Oranais que sont Roblès ou Sénac…