A l'initiative des libéraux d'Algérie, Camus prononce un discours autour d'une initiative pacifiste et réconciliatrice entre les Européens et les musulmans. C'est l'appel pour une trêve civile en Algérie. Les terribles événements du 20 août 1955 qui ont eu lieu dans le Constantinois marquent un point de non retour, selon beaucoup d'historiens, dans la guerre de Révolution. Le fossé entre Européens et Musulmans se creuse définitivement. C'est dans une atmosphère d'hostilité soupçonneuse que l'on voit donc naître quelques tentatives de regroupement des libéraux. Parallèlement à d'autres initiatives, quelques amis d'Albert Camus s'associèrent à des musulmans et décident d'agir. Lors des premières réunions, l'un des participants a l'idée d'associer Albert Camus. Il représente même l'homme de la dernière chance. Sa collaboration au journal L'Express avec ses articles sur la question algérienne et son soutien à la candidature de Pierre Mendès France font entrevoir la possibilité d'un engagement politique. Le 7 décembre 1955, Camus donne son accord de principe à son ami Algérois Charles Poncet, sur une conférence à Alger en janvier 1956. Il lui écrit ces lignes : « Il faut annoncer une manifestation de groupe, où je prendrai la parole en même temps que les représentants des autres tendances et confessions. Je ne suis pas le prophète de ce royaume en ruine. C'est une action collective qui aura du sens et de l'efficacité.» Le maire d'Alger, Jacques Chevallier, sympathisant des libéraux, met à disposition du groupe la salle des fêtes de la Mairie d'Alger, mais se rétracte sous les menaces des « ultras », ceux-là même qui deviendront membres de l'OAS quelques années plus tard. Le groupe des libéraux se rabat sur le Cercle du Progrès, siège de l'Association des Ulémas, situé près de la Place du Gouvernement., « et d'accepter l'offre de nos camarades musulmans d'organiser, avec leurs « amis », un service d'ordre efficace. En fait, nous allions vraisemblablement nous trouver sous la protection du FLN», raconte Charles Poncet. Albert Camus arrive à Alger le 18 janvier 1956. Malgré les menaces reçues, il descend à l'Hôtel Saint-George où il consacre ses matinées à la rédaction du discours. Durant les trois jours qui précèdent la conférence, les réunions se succèdent entre les différents interlocuteurs. Il est entouré par les libéraux de la première heure, intellectuels, artistes, hommes d'églises, des personnalités algéroises comme l'écrivain Emmanuel Roblès, l'éditeur Edmond Charlot, son ami de longue date Charles Poncet, les architectes Jean de Maisonseul, Louis Miquel, Roland Simounet, les peintres René Sintès et Louis Bénisti, le docteur Khaldi, l'abbé Tissot, représentant de l'Archevêché d'Alger, le pasteur Capieu, représentant de l'Eglise protestante, le Père Blanc Cuoq, les avocats Dechézelles et Chentouf, le sociologue Abdelmalek Sayad élève de Pierre Bourdieu... Parmi les dirigeants musulmans concertés se trouvent Ferhat Abbas, Mohamed Lebedjaoui, Amar Ouzegane, Boualem Moussaoui, Mouloud Amrane. Ces derniers s'engagent d'ailleurs à assurer le service d'ordre de la conférence face aux menaces des insurgés « ultras» contre les membres du comité. «Sur la petite estrade basse installée au fond de la grande salle, Roblès préside, assisté de Maisonseul et d'Ouzegane. D'autres représentants sont là. Une chaise vide attende Ferhat Abbas ; il arrive alors que Camus parle depuis un moment. Les deux hommes se donnent une longue accolade, sous les vivats frénétiques de l'assistance saisie par l'émotion et un espoir fou : tout serait-il encore possible ? », raconte Charles Poncet. Pendant une demie-heure, Camus lit cet appel à l'assistance. Recueillies dans un silence tendu, ses paroles sont souvent interrompues par des applaudissements dont l'intensité et la durée témoignent de l'approbation de l'auditoire. « Aucune cause ne justifie la mort de l'innocent », pense Camus et il faut absolument «obtenir que le mouvement arabe et les autorités françaises, sans avoir à entrer en contact, ni à s'engager à rien d'autre, déclarent simultanément, que pendant toute la durée des troubles, la population civile sera, en toute occasion, respectée et protégée. » Mais de violentes clameurs montant de la rue s'opposent à la ferveur pathétique que Camus sent dans la salle. Quelques centaines de jeunes gens fanatisés par le mot d'ordre sommaire d'« Algérie française » vouent Mendès France et Camus au poteau. Ils ignorent tout du sens et du but de la manifestation. Mais, il y a dix-huit mois, Pierre Mendès France, a ouvert la voie à l'indépendance de la Tunisie qui conduirait à celle du Maroc. Il s'attaque maintenant à l'Algérie, on ne va pas le laisser faire. Cette haine atteint Camus de plein fouet. Son visage est pale. Des pierres viennent frapper les fenêtres et la tension monte dans la salle surchauffée. Un texte est soumis à l'auditoire: « Nous demandons que, en dehors de toute position politique, et sans que cela entraîne une interprétation de la situation actuelle dans un sens ou dans l'autre, un engagement général soit pris pour assurer la protection des civils innocents.» Mais à cette période, la situation en Algérie s'est déjà̀ dégradée. Les haines et les incompréhensions se sont cristallisées. Une trêve civile relève vraiment de l'utopie. La proposition de Camus sera un échec à la suite duquel il s'enfermera quasiment dans le silence. Les réactions de haine vont s'enchaîner, autant dans la presse locale qu'à travers les violences urbaines, et fermeront définitivement toute possibilité de dialogue. C'est dans ce repli que se cristallise l'opinion de la majeure partie de la population européenne envers les libéraux, qui se verront pris pour cible par les futurs extrémistes de l'OAS Le texte du discours de Camus sera publié en 1958 dans Actuelles III, Chroniques Algériennes 1939-1958 chez Gallimard (France). Sources : « L'espoir vain d'une trêve » Hommage – 02/05/2014 par Charles Poncet. In http://www.magazine-litteraire.com Emmanuel Roblès, Les rives du fleuve bleu, Le Seuil, 1990 Amar Ouzegane, Le meilleur combat, Julliard, 1962