– Pourquoi Albert Camus adhère-t-il au Parti communiste ? Christian Phéline : Il n'obéit, dira-t-il, qu'à un «goût de la justice» né de sa propre expérience de la pauvreté comme du refus de l'humiliation coloniale que subit la grande masse des Algériens. Il croit alors voir dans le parti communiste l'organisation à la fois la plus combative et la plus populaire. La «région algérienne» du PCF reste en outre le seul parti à Alger où se côtoient des militants tant européens que d'origine musulmane. Agnès Spiquel : La politique de la «main tendue» aux intellectuels non communistes alors affichée par le PCF attire aussi ce jeune étudiant passionné de littérature, de théâtre, de cinéma. La revue Commune encourage la création de «Maisons de la Culture» et Camus croit pouvoir dans ce cadre favoriser l'essor d'une «culture indigène et méditerranéenne». C. P. : Comme beaucoup, il partage les espérances portées par la victoire du Front populaire au printemps 1936. Le PCA rejoint alors le Congrès musulman qui soutient l'élargissement limité du corps électoral «indigène» proposé par le «plan Blum-Viollette». Pour sa part, Camus y voit une étape vers l'«émancipation parlementaire intégrale des musulmans», mot d'ordre peu éloigné de celui de «Parlement algérien» que le Parti du peuple algérien (PPA) exprimera bientôt. – Que révèle l'entrée au Parti communiste sur le caractère de Camus ? A.S. : Selon une formule de ses carnets, tout en sachant combien le travail de l'écrivain reste «solitaire», il s'est voulu activement «solidaire» des combats des plus faibles et voudra le rester, même s'il ne rejoindra plus aucun parti. C. P. : Il va, en revanche, trouver dans la Résistance un nouveau compagnonnage militant. Avec Alger Républicain (1938-39), puis Combat (1944-47) ou L'Express (1955), le journalisme lui ouvre aussi une autre forme de l'engagement civique. – Mais, au Parti communiste, Albert Camus n'est-il pas resté un «solitaire» perdu dans un parti qui joue au contraire le collectif ? A. S. : C'est plutôt le contraire : sans perdre le lien avec les Jeunes Socialistes, Camus entraîne nombre de ses amis à la «cellule des intellectuels» dont il est membre et, avec Révolte dans les Asturies (1935), engage une expérience pleinement collective de la création qui se prolonge par de multiples initiatives culturelles. C. P. : C'est la générosité même de cet engagement qui va vite susciter l'intolérance d'une organisation qui, si elle a pris en 1936 le nom de Parti communiste algérien (PCA), reste étroitement soumise aux «instructeurs» locaux du PCF. – Si Camus n'a pas une activité militante active, il profite de son passage au PC pour développer des actions culturelles. Alger va vibrer comme jamais en ce domaine… C. P. : Bien que mal connue, son activité politique est réelle, le PCA utilisant ses camaraderies anciennes pour l'associer «au recrutement de militants arabes» ou faisant apparaître ce secrétaire de la Maison de la Culture à la tribune de meetings du Front populaire. A. S. : C'est dire l'aura personnelle que vaut au jeune écrivain une activité culturelle bouillonnante où se mêlent les créations du Théâtre du Travail, les débats de la Maison de la Culture, les projections de Ciné-Travail, les cours du Collège du Travail. Malgré des liens avec les syndicats, elle ne touche qu'un faible public populaire, mais contribue à désenclaver intellectuellement une ville enfermée jusque-là dans une routine provinciale et dans l'«algérianisme» encore prôné par le Centenaire de 1930. – Pourquoi Camus sort-il du PCA ? C. P. : Il en est plus exactement exclu en octobre 1937, à la suite d'une série d'évictions commencée, à Paris, par celle d'André Ferrat, jugé trop favorable aux courants anti-coloniaux. A. S. : Dès l'été, le dépérissement du Théâtre du Travail et de la Maison de la Culture avait d'ailleurs précédé l'exclusion de Camus des rangs du parti, sa conception ouverte de la création étant mise en cause par les tenants d'une instrumentalisation étroitement propagandiste de la culture. C. P. : Quant à la rupture politique, les archives du Komintern ou le témoignage de Charles Poncet confirment qu'elle tient à l'attitude alors prise par l'appareil communiste à l'égard de l'Etoile nord-africaine (ENA) qui, par la voix de Messali Hadj, dénonce dès août 1936 la ligne nouvelle d'«Union avec le Peuple de France» adoptée par le PCA. Camus n'a pu accepter que ce dernier en arrive alors à soutenir l'interdiction de l'ENA, puis l'emprisonnement de Messali et des dirigeants du PPA qui lui avait fait suite. – Le Camus soucieux de dialogue politique avec les indigènes va donc à contre-courant des positions du parti. Pourquoi ? C. P. : Cet abandon par le PCA de tout combat anti-colonial immédiat s'inscrit dans le tournant stratégique marqué dès 1935 par les «Accord Staline-Laval». Après un réel succès de recrutement au début du Front populaire, le retrait du «plan Blum-Viollette» induit un grave reflux du PCA face à l'audience croissante du PPA. A. S. : Camus s'en expliquera encore dans ses notes pour Le Premier Homme : il lui était intolérable d'assumer devant les compagnons qu'il s'était faits parmi des militants musulmans que le PCA mette ainsi en cause les exigences élémentaires de la solidarité face à la répression et la lutte contre la fracture coloniale qui avait fondé son propre engagement communiste. – De quoi la sortie de Camus du Parti communiste est-elle révélatrice de son caractère ? C. P. et A. S. : Une protestation d'abord éthique l'oppose au cynisme de l'appareil. Mais n'y avait-il pas aussi plus de lucidité politique, en 1937, à se solidariser des militants du PPA face à la répression que de rester dans un PCA dont la ligne opportuniste était en pleine déroute ? – Comment son passage au Parti communiste forge-t-il le Camus dont la carrière va s'affirmer dans les années 40' et 50' ? A. S. : La violence de cette éviction lui inspire une prévention durable contre toute forme de monopole bureaucratique et la recherche d'une alternative humaniste et libertaire dont on trouve la trace dans L'Homme révolté (1951), livre alors vivement critiqué par les «compagnons de route» du stalinisme. Camus reste attaché par la suite à un pluralisme indissociablement ethnique, religieux et proprement politique. C. P. : Malgré son attitude très ouverte à l'égard du PPA des années 30', il n'a pas soutenu, on le sait, le combat pour une indépendance dont il redoutait qu'elle ne se réalise que dans une référence «algéro-musulmane» exclusive. Cette défiance tenait à un profond désaccord avec le FLN qui, en se posant comme interlocuteur exclusif, portait à ses yeux le risque d'un futur «parti unique» et d'une algérianité restrictive. Perspective à laquelle il continua d'opposer celle, réaliste ou non, d'une «table ronde» qui aurait réuni toutes les forces algériennes en vue de dégager une issue pluraliste à la question coloniale. – Pouvez-vous évoquer quelques-unes des personnalités qui auront marqué Camus pendant sa brève période communiste ? C. P. : Créées en 1936, les éditions Charlot (Ndlr : dans la rue Charasse, aujourd'hui Hamani) suscitent un renouveau littéraire auquel participent de jeunes intellectuels militants tels que Claude de Fréminville, Max-Pol Fouchet, Emmanuel Roblès. Robert Namia participe à la Guerre d'Espagne et après avoir œuvré à Alger Républicain, sera l'un des concepteurs du Nouvel Observateur ou de Révolution africaine. On retrouve aussi dans la résistance algéroise en 1942 Hugues Fanfani ou Yves Dechezelles et Myriam Salama. A. S. : Nombre des camarades communistes de Camus – dont Amar Ouzegane qui avait participé à son éviction, avant d'être lui-même exclu du PCA fin 1947 – ou de ses proches lors du Front populaire renoueront dans les années 50' pour créer «Les Amis du théâtre d'expression arabe» ou préparer l'Appel pour une trêve civile (1956). Plusieurs d'entre eux, comme l'urbaniste Jean de Maisonseul ou le peintre et sculpteur Louis Bénisti, font partie des Européens «libéraux» qui accompagneront les débuts de l'Algérie indépendante.