La terre du tombeau de Mouloud Achour ne s'est pas encore tassée que les fossoyeurs – si sollicités en ces temps – creusent celle de Merzac Bagtache. Ce samedi 2 janvier, mon confrère et ami Hamid Abdelkader m'a appelé. Je m'attendais à ses vœux. Mais, d'emblée, sa voix bouleversée m'a orienté vers un tout autre registre. Il voulait me ménager et commença par un «Tu as appris la nouvelle ?». Et, avant même qu'il ne me l'annonce, je prononçais le nom de Merzac. Trois jours auparavant, j'avais téléphoné chez lui pour lui souhaiter une bonne année. Sa fille m'avait alors informé de la détérioration inquiétante de son état. Maître-assistante en médecine, elle a en outre hérité de son père une maîtrise élevée des mots, puisque, sans me le dire vraiment, et avec un calme impressionnant qui laissait affleurer son émotion, elle m'avait préparé à cette fatale issue. Non, pas le virus mais «quelque chose de méchant», m'avait-elle dit. Aussi, depuis, je n'avais cessé de penser à lui et espérer qu'il puisse se relever de cette terrible adversité. D'un côté, constatant qu'il n'avait pas été hospitalisé, j'envisageais le pire. Mais d'un autre, je me disais que cet homme était l'un des rares à avoir survécu à une balle dans la tête lors d'un attentat commis il y a 27 ans par un commando de sept terroristes – qu'ils soient maudits jusqu'à la consommation des siècles ! Et ce miracle de la vie, pour lequel, chaque matin, à la prière de l'aube, Merzac rendait grâce à Dieu, ce miracle donc me laissait encore espérer en dépit du message assez clair de sa fille aînée. Les médecins eux-mêmes ne s'étonnaient-ils pas que, perforé à partir de la nuque par une boule d'acier incandescente, il avait gardé toute sa mémoire, sa vivacité d'esprit et sa merveilleuse intelligence vouée à la littérature et aux arts ? De fait, pendant presque trois décennies de «rallonge», comme il disait, il a continué sans relâche à écrire, publier des romans et des nouvelles, rédiger des chroniques, donner des conférences, etc., y compris quand sa vue baissa terriblement, le privant du bonheur, suprême pour lui, de tenir un livre. Un autre miracle n'était sans doute pas possible pour cet homme de 75 ans au courage moral et physique exceptionnel qui faisait quasi quotidiennement de longues marches. Ah ! On se souviendra de l'année 2020 dont le volet culturel fut, pour beaucoup, nécrologique. Réduite à un squelette virtuel, à quelques manifestations institutionnelles fantômes, à la menace de disparition de secteurs aussi stratégiques que celui du livre, déjà bancal auparavant, elle s'est distinguée par une hécatombe de talents dans toutes les disciplines. La pandémie bien sûr, mais aussi l'épuisement et le découragement des créateurs à se battre contre des moulins à vent, des vies d'incertitude et d'adversité aux santés négligées. C'est toute une génération qui se retire. Rien d'étonnant ni d'anormal au regard de la démographie. Mais l'amertume qui accompagne ces disparitions prend source ailleurs. En philosophie au lycée, on nous apprenait les syllogismes, dont le plus célèbre : «Les hommes sont mortels, Socrate est un homme, donc Socrate est mortel». Mais Socrate avait pu jouir d'une reconnaissance de son vivant et, à ce jour encore, ses œuvres se vendent et s'étudient. De plus, après lui, d'autres grands noms sont apparus, aux parcours aussi prestigieux. En espérant que mon professeur de philosophie, M. Ziki, ne me désavouera pas, si Socrate était mortel, la philosophie grecque ne l'est pas. On ne peut hélas en dire autant de la culture algérienne. La perte d'un seul de ses acteurs correspond souvent à la perte d'un morceau de l'ensemble. Sans grande reconnaissance institutionnelle et publique de leur vivant et post mortem (citez-moi une rue qui porte par exemple le nom d'El Anka ?), sans archives et sans transmission aux générations suivantes par l'école et les médias, le créateur algérien se constitue souvent de lui-même, un peu comme le fruit d'une histoire strictement personnelle ou la fleur d'une branche séparée de son tronc. D'où le sentiment – les jeunes créateurs me pardonneront et, ceux d'entre eux qui sont sincères, l'admettront – que celui qui part est irremplaçable. Bien sûr, tout écrivain ou artiste est unique, mais je veux dire ici irremplaçable en qualité. Où donc pourra-t-on «fabriquer», non pas un autre Merzac Bagtache, mais quelqu'un de sa trempe et de son niveau ? Cet homme qui jonglait avec la langue de Al Mutanabbi et celles de Molière et Shakespeare avec des connaissances appréciables dans d'autres, sans compter son kabyle maternel. Qui était familier des classiques de la littérature universelle mais aussi de ses courants contemporains. Qui avait un savoir musical inouï et précis qui pouvait s'étendre de Bela Bartok aux derniers tubes à la mode. Qui possédait la culture populaire de manière profonde, melhoun, chaâbi, contes, proverbes, etc. Qui s'intéressait à toutes les disciplines artistiques. Qui voguait allègrement entre une merveilleuse spiritualité, croyant et pratiquant, et une rationalité rigoureuse. Qui entretenait entre les fantaisies de l'imagination et la rigueur de la science une relation sans pareil. Qui se jouait des apparences, des effets de mode et des réputations surfaites. Qui pratiquait une ouverture d'esprit tous azimuts et une sagesse parfois mâtinée de sautes d'humeur amusantes. Issu d'une famille de marins au long cours, son père Salah et ses trois oncles avaient parcouru le monde à bord de navires marchands et il évoquait souvent son oncle Hocine, baroudeur qui avait fait de la prison à Alexandrie et au Texas, comme le rapporte mon confrère Hamid Tahri dans son excellent portrait de Merzac qui sera, je l'espère, publié à nouveau(1). Ce texte s'intitulait «J'aurais bien aimé être navigateur !». Quand il avait paru, j'avais téléphoné à Merzac Bagtache en le provoquant un peu : «Mais pourquoi mens-tu ? Navigateur, tu l'as été toute ta vie et de maintes manières». Il le fut en effet et, comme tout bon navigateur, il servait à relier un point à un autre, un art à un autre, une époque à une autre... Il reliait surtout en les incarnant dans son quotidien et ses œuvres, les sources principales de la culture algérienne : sa profondeur amazighe et ses dimensions arabe et musulmane, le tout cimenté par les idées de résistance, de liberté et de modernité. En cela, il fut un pourfendeur émérite de tous ceux qui se sont évertués à briser tout ce qui pouvait constituer une élite en faisant de la richesse culturelle et linguistique du pays un facteur de division. Il se réjouissait que cet antagonisme pervers ait «presque disparu» avec les nouvelles générations. Et il y a sans doute beaucoup contribué, établissant d'innombrables passerelles entre les personnes et les expressions, cultivant l'algérianité comme une référence vivante et distinguée. Durant toute la belle aventure du supplément hebdomadaire «Arts & Lettres», il fut un compagnon assidu, notamment à travers sa chronique «Abécédarius» dont il me fit l'immense honneur de préfacer le recueil. Chaque semaine, jamais en retard de remise, il m'envoyait sa chronique par mail, attendait que je la lise pour me téléphoner. Il voulait savoir si elle convenait, me faisait part d'un doute sur le contenu de tel passage ou la clarté de telle formulation. J'avais l'impression de discuter avec quelqu'un qui vous remettait un diamant quand vous lui avez demandé une boîte de tabac à chiquer ! Cette humble inquiétude – et je ne peux me retenir à ce sujet – combien de jeunes journalistes, voire de plus anciens, bouffis de prétention, en soupçonnent ne serait-ce que l'existence chez un confrère qui avait grandi dans un monde où l'on osait à peine rêver qu'un jour il y aurait une Ecole de journalisme en Algérie et qui avait commencé par être dactylographe pour aborder par son seul effort une carrière remarquable de journaliste ? Après «Abécédarius», Merzac Bagtache a écrit plusieurs «duos» si je puis dire, abordant Ibn Sina avec Descartes ; Himoud Brahimi, dit Momo avec Apollinaire ; Marcel Proust avec Taha Hussein ; Ibn Jenni avec Derrida et d'autres encore sous un angle toujours inédit, mêlant plaisamment l'anecdotique et l'historique. Il nous montrait comment les cultures du monde pouvaient se croiser et s'enrichir, disqualifiant sans en avoir l'air le «choc des civilisations» et nous interpellant sur la connaissance de notre propre patrimoine. A son propos, je lis sur internet une biographie qui commence ainsi : «Né en 1945. A toujours vécu en Algérie». Je dirai plutôt : «A toujours vécu l'Algérie». Profondément. Passionnément. Sahit, grand frère ! Par Ameziane Ferhani (1) https://www.elwatan.com/pages-hebdo/portrait/jaurais-bien-aime-etre-navigateur-26-09-2019 Belhimer salue l'œuvre littéraire «prolifique» du défunt Le ministre de la Communication, porte-parole du gouvernement, Amar Belhimer, a salué l'œuvre littéraire prolifique en langues arabe et française de Merzac Bagtache, décédé samedi à l'âge de 75 ans des suites d'une longue maladie. Dans un message de condoléances à la famille de Merzac Bagtache et à la corporation des journalistes, le ministre a salué la longue et riche carrière journalistique du défunt, qui a commencé en 1962 ses contributions dans nombre de journaux en langues arabe et française et son travail au sein de l'agence Algérie Presse Service. M. Belhimer a rappelé que le défunt avait été membre de plusieurs instances gouvernementales, dont le Conseil supérieur de l'information, le Conseil supérieur de la langue arabe (CSLA) et le Conseil supérieur de l'éducation, mais aussi représentant de la presse écrite et membre du Conseil consultatif national créé par l'ancien président Mohamed Boudiaf en 1992. Merzac Bagtache compte à son actif plusieurs ouvrages et romans en langues arabe et française, dont Touyour Fi Edhahira, Jarad Al Bahr et Baqaya Qorsan. APS Advertisements