c'était au cours d'une soirée littéraire. Mon ami, le grand peintre Mohamed Khadda (1930-1990), m'entendant évoquer le nom du grand poète américain Ezra Pound (1885-1972) et son long poème épique Les Cantos, me lança avec une agilité d'esprit : « Et que fait l'amoureux de la langue arabe avec Ezra Pound ? » Connaissant l'humour de mon ami, et surtout, son art bien à lui, d'esquisser sur son propre visage des traits d'étonnement, voire d'ébahissement, je ne fus guère surpris par sa bonne question. Je lui répondis du tac au tac : « Et quel est ton rapport à toi, mon cher francisant, au grand miniaturiste musulman Al Wasiti ? » Le souvenir de Khadda me revint ces derniers temps en apprenant qu'une nouvelle traduction des Cantos venait d'être publiée en France. Cinq grands poètes français s'étaient attelés à la tâche, en vue d'apprivoiser, selon leur expression, ce « monstre littéraire qui n'a pas d'égal de nos jours ». Pound avait commencé la composition de son poème épique en 1917, et il n'a cessé de le revoir et de le peaufiner jusqu'à sa mort en 1972. En fait, toutes les relations sont possibles, de même que toutes les lectures, surtout celles ayant trait à la littérature et à la peinture, sont acceptables, voire justes et judicieuses à la fois. Sans procéder à un métissage de bas étage ou à un clonage monstrueux, Khadda a su, au contraire, réaliser un mariage heureux entre la culture occidentale dans ses formes les plus raffinées d'un côté, et la culture populaire maghrébine, d'un autre côté. Je l'ai toujours constaté dans sa manière de parler le dialectal algérien pour développer telle idée ou autre avec une certaine rapidité dans le débit. Ce qui me troublait encore, c'était bien sa relation à la culture arabe classique, tout principalement, au grand miniaturiste Al Wasiti. Celui-ci, on le sait, a illustré le livre des séances du grand prosateur Al Hariri en 1237, dans la ville de Baghdad. Y a-t-il la touche d'Al Wasiti dans les réalisations picturales de Mohamed Khadda ? Il faut se rapprocher de celles-ci, et tenter de les lire en dehors des recettes artistiques galvaudées de nos jours. Les connaisseurs se plaisent à répéter que les miniatures d'Al Wasiti, à l'image de la peinture byzantine, dont il est le contemporain, sont dénuées de toute perspective, et il y a, bien sûr, à redire à ce sujet. Apparemment, et selon les mêmes spécialistes, le grand artiste de Baghdad eut beau être un grand dessinateur et un coloriste de génie, il ne put être cependant que de son temps. En fait, dans le cas d'Al Wasiti, la perspective au sens moderne est prise en charge à travers les thèmes qu'il avait développés : troupeau de chameaux, élèves récitant le Saint Coran dans une mosquée, vente d'esclaves, soirée musicale chez le souverain de Baghdad, etc. Savoir situer le langage pictural, dans l'espace et dans le temps, c'est là toute la question. Mohamed Khadda, quant à lui, a bien compris la leçon d'Al Wasiti. Il me plaît, personnellement, de voir dans ses tableaux des champs et des vergers du Yémen vus du ciel, quelques échappées cubistes à la manière de certains peintres européens de la première moitié du XXe siècle et, bien sûr, la franchise du geste dans la calligraphie arabe classique. Il fallait encore entendre Mohamed Khadda lire la sourate Ezzalzala pour réaliser à quel point il avait réussi sa propre synthèse de la culture moderne et celle de l'ère classique musulmane. Oui, il y a beaucoup de l'esprit des villes et des agglomérations dans l'œuvre de Khadda. C'est pourquoi, j'en suis à me demander s'il ne lui a pas été donné de lire, dans une traduction française, le grand livre Al Khoutat de l'Egyptien Al Maghrizi, où il est surtout question des villes du Moyen-Orient et de la manière dont elles ont été construites. On peut être artiste foncièrement moderne, comme Khadda, tout en mettant un pied ferme dans le terroir maghrébin et la grande civilisation islamique. Je crois avoir dit tout cela à mon ami, en cette soirée littéraire dans les années 1980 du siècle dernier. Neuf siècles de distance, et cependant, la relation reste bien établie entre Khadda et Al Wasiti, même si le geste pictural a pris d'autres allures.Toutefois, le grand poète Ezra Pound n'est pas arrivé à nous départager. Khadda voyait en lui une sorte d'île volcanique surgie, tout d'un coup, des profondeurs d'un océan mythique. A-t-il lu ses Cantos ? Je ne le sais pas. Il me fit, cependant, confiance, surtout lorsque j'ai évoqué, devant lui, la possibilité de lire Ezra Pound d'une manière tout à fait picturale, c'est-à-dire, en se référant aux paysages de la vieille Europe, aux villes médiévales, aux fleuves de Chine, aux calligraphies gothiques et aux différentes gloses figurant dans son long poème épique. En bref, ce qu'il y a de certain sur ce chapitre, c'est que loin du feu des fausses querelles attisé par ceux qui n'ont rien compris à leur propre identité, l'arabisant que je fus, que je suis, et le francisant, que fut Mohamed Khadda, se sont retrouvés bien chez eux, dans la culture du terroir, et dans la culture universelle tout en disant à la modernité : soyez la bienvenue !