Mon ami, tu le sais bien, on ne peut empêcher l'alouette de chanter », affirmait, avec justesse de ton, Gibran Khalil Gibran (1883-1931) dans une lettre à un de ses amis. Au regard de Mikhaïl Nouaime (1889-1989), son compagnon de route, dans la vie comme dans la littérature, il fut un vrai apôtre de la liberté tant par ses écrits que par ses réalisations picturales. Fuyant, avec sa famille, la misère et la botte ottomane à la fin du XIXe siècle, cet assoiffé de liberté prit la direction de Boston, pour devenir, quelques années plus tard, l'un des plus grands écrivains de langues arabe et anglaise à la fois, et un peintre d'un talent exceptionnel. Non, il n'est pas allé grossir, comme tant d'autres émigrés de la vieille Europe, les rangs de la mafia qui faisait alors main basse sur New York, Chicago et les autres villes de la côte Est des Etats-Unis d'Amérique ! Certains comparatistes s'évertuent de nos jours à déclarer que Gibran n'est qu'un mélange du poète anglais William Blake (1757-1827) et du philosophe allemand Frederik Nietzsche (1844-1900). En fait, la thématique est loin d'être la même chez ces trois grands écrivains. Blake, dans ses « chansons de l'innocence », son œuvre principale, selon certains critiques littéraires, se trouve à des années-lumière des Ailes brisées de Gibran et de ses autres poèmes en prose où il est surtout question de la liberté du corps et, bien sûr, de l'esprit. En allant vivre en Amérique, Gibran ne s'est pas fait poète mystique à la manière de William Blake, mais, il prit dans sa gibecière, son propre pays, le Liban. A chaque mouvement de rame, il lançait un regard nostalgique derrière lui. Et comment aurait-il pu écrire ou peindre sans avoir, présent dans son cœur et dans son esprit, son propre pays ? Mikhaïl Nouaime donne la plus belle et la plus juste des interprétations de l'œuvre de Gibran, et, surtout, de son poème épique, Le Prophète, terminé en 1923, et composé dans une langue anglaise d'une grande beauté. Nietzsche, dans Ainsi parlait Zarathoustra, suggère Mikhaïl Nouaime, fait descendre son protagoniste de sa retraite montagnarde, mais pour prêcher le nihilisme, tambouriner pour l'avènement du surhomme, alors que Gibran, en enfant bien-né, combat vaillamment pour pouvoir sortir son pays de la tourbe qui le prenait alors jusqu'à l'épaule. On le voit, dans Le Prophète, faire ses adieux à son île pour reprendre attache avec les gens de sa ville « Orphalèse » qui n'est autre que le Liban. Ce type d'attachement à la terre natale, en dépit de tous les malheurs, avait déjà refait surface le jour où la mère de Gibran, sur le point de mourir d'une phtisie galopante ainsi que son fils et ses deux filles, lui enjoignit de rentrer à Beyrouth pour y parfaire ses connaissances en langue arabe. Prémonition de sa part ? Peut-être ! Nietzsche est Nietzsche par ses volte-face, par une certaine violence dans le verbe et dans le geste, tout principalement à l'égard de son ami, le grand compositeur Richard Wagner (1813-1883) alors que Gibran, même en s'imposant, parfois, des tournures stylistiques d'une certaine impétuosité, demeure un prosateur révolté, ayant un seul objectif à atteindre, celui de la justice sociale. William Blake, quant à lui, a dû influencer Gibran, mais en matière de peinture. Ses illustrations pour ses propres livres, et les quelques tableaux qu'il a laissés, trouvent écho dans les réalisations picturales de Gibran : les anges, les espaces clos, les gestes des danseurs, un certain symbolisme mystique, etc. Mais, en matière de poésie, il n'y a pas de commune mesure entre Gibran et le supposé maître. Le Tigre de Blake n'a rien à voir avec Passe moi la flûte ou encore, avec Les Ames révoltées de Gibran. Même loin de la terre natale, Gibran et ses compagnons de Errabita Al Qalamiya, tels Abou Madhi, Nouaime, Nassib Aridha, qui ont fait leur vol de gerfauts vers d'autres horizons, ont réussi à donner à la langue arabe de nouvelles couleurs, et pour sûr qu'elle en avait grand besoin en cette première moitié du XXe siècle. Paris, quant à elle, à défaut de donner à Gibran le verbe -pourtant, à en juger par ses lettres, il avait une belle maîtrise de la langue française- lui a quand même ouvert le chemin de l'expression picturale à partir de 1908. Le sculpteur Auguste Rodin, le compositeur Claude Debussy, le romancier Maurice Maeterlinck, qui furent parmi ses amis, ont bien voulu s'offrir avec bonheur à son fusain et à sa palette. Le fils de l'épicier de Boston a refusé de devenir un petit commis dans le petit étalage de son père, sa mère, par prémonition, peut-être, a compris dès le départ qu'un avenir brillant attendait son enfant. Et Gibran Khalil Gibran a su que rien ne pouvait empêcher l'alouette de chanter, à condition qu'elle fît de la patrie et de la justice sociale son chant par excellence.