Treize ans séparent le présent caniculaire du feu de la rafale du pistolet-mitrailleur Beretta qui emporta Mohamed Boudiaf, président du Haut-Comité d'Etat (HCE), présidence collégiale de l'après-janvier 1992, dont les membres étaient absents, hier, à la cérémonie de recueillement sur la tombe du défunt Président au cimetière El Alia, à l'est d'Alger. La venue, dès 8h30 du matin, de gardes du corps et d'agents spéciaux du déminage fouinant à l'aide de chiens renifleurs les alentours et les flancs des tombes en marbre blanc des héros de l'Algérie faisait pourtant croire à une présence officielle. Or, aucun membre du gouvernement, représentant connu de la Présidence de la République, n'a fait le déplacement à l'ombre de la tombe du Président Boudiaf, assassiné par un sous-lieutenant des forces spéciales, selon la version officielle, le 29 juin 1992, après 166 jours de prise de fonction. Par contre, les cameramen des Renseignements généraux étaient bien là, filmant à l'aide de gadgets portatifs chaque dépôts de gerbes, photographiant chaque visage pour, probablement, nourrir les archives des douze autres cérémonies de recueillement. « Je vous donne mon opinion en tant que militant de la cause nationale et non comme membre de la Fondation Boudiaf. Il n'est pas possible que l'amnistie générale ouvre la porte de la cellule de l'assassin de Boudiaf, qui proclamera devant tout le monde et en plein jour : ‘‘Je suis l'assassin de Boudiaf'' », lâche Ali Merouch, compagnon de Si Tayeb depuis la cellule PPA de Sétif de la fin des années 1940, après la lecture de la Fatiha et un bref discours devant l'épouse du défunt, arrivée en berline et flanquée de gardes du corps, à 9h28. Autour de Fatiha Boudiaf, en djellaba beige marocaine, lunettes de soleil et voile bordé assorti, s'amoncellent les boussboussades. Certaines sont émouvantes. Celle, par exemple, de Mohamed-Seghir Babes, président du Conseil national économique et social (Cnes). Parmi les présents au cimetière : l'ex-président du Cnes, Mohamed-Salah Mentouri, Madjid Amirat, fils de Slimane Amirat, Saïd Sadi du RCD, Abdelkader Merbah du MAJD, des délégués du mouvement citoyen, l'avocat Khaled Bourayou, le FLN redresseur, Abdelwahid Bouabdellah, l'oncle de Mohamed Benchicou, Amara Benyounes de l'UDR, Zouaoui Benamadi, directeur général de la Radio, qui compte créer, avec d'autres proches, une association des anciens du Conseil consultatif national (CCN), le Conseil des 60, installé sous Boudiaf. « Pour perpétuer le souvenir de cette période et soutenir le travail de la Fondation Boudiaf », explique Benamadi. Près du tombeau, la même vieille femme qui revient chaque année. Voile blanc, robe noire, photo de Boudiaf prêtant serment à la main et drapeau algérien serré à la poitrine. Immobile. Muette devant nos sollicitations, elle fixe la froideur du marbre funèbre comme pour entrer en contact avec l'au-delà. Personne ne sait d'où elle vient. Pourquoi tant de régularité dans la présence, année après année. « Mohamed Boudiaf, le moudjahid ! Premier Novembre ! Allah akbar ! Vive l'Algérie ! Il a construit Diar errahma (centres d'accueil pour personnes en difficultés sociales) et elle seront éternelles ! On a voté pour Bouteflika, il doit trouver des solutions aux pauvres. On l'aidera. Une seule main ne peut applaudir ! », laisse-t-elle enfin jaillir des profondeurs de son larynx asséché par la chaleur et une bouleversante ferveur. Une grand-mère montre à une adolescente les noms inscrits en calligraphie marbrée de Rabah Bitat, Emir Abdelkader, Mohamed-Seddik Benyahia, Larbi Ben M'hidi, colonel Amirouche, Ferhat Abbas... De l'autre côté, des tombes moins marbrées, dorment derrière un grillage. La société du cimetière s'organise. Un jeune offre à la veuve Boudiaf un texte rédigé par ses soins sur les derniers 166 jours du défunt. « Ma génération ne connaît pas cet homme. J'ai fait des recherches et je veux devenir journaliste », dit-il. 9h53, tout le monde part. A part le jeune. Il est né en octobre 1988.