En Occident, il existe une tradition religieuse qui proclame « tu aimeras ton prochain comme toi-même » comme expression de sa spiritualité (il y a des textes hindous et bouddhistes qui l'ont exprimé des centaines de siècles avant). Nous trouvons la synthèse dans la parabole du bon Samaritain en réponse au pharisien qui voulait se dérober de toute responsabilité envers tous ceux qui n'étaient pas les siens, ses relations, tous ceux avec qui il avait un rapport. Tant dans la tradition juive que dans le calvinisme, qui va donner naissance au capitalisme déshumanisant, le concept de peuple, de famille et de relation à quelque chose de contractuel, de bénéfice mutuel : je te donne ceci pour que tu me donnes cela, je ne te fais pas cela pour que tu ne me fasses pas à ton tour. C'est là l'origine de l'individualisme le plus féroce qui sera confondu avec le modernisme qui avait surgi de l'illustration et qui osa séparer religion et culture, réduisant cette dernière à une idéologie. On peut les distinguer, mais pas les séparer, car l'aspect religieux est une dimension de l'homme qui s'est exprimé, au cours des siècles, par les différentes religions institutionnalisées. En Inde, il serait impossible de le faire car l'aspect religieux est un style de vie qui donne un sens à notre existence. La religion confère à la culture son sens ultime, alors que la culture prête à la religion son langage pour qu'elle puisse s'exprimer dans un contexte culturel. Tout langage est déterminé culturellement et toute culture est configurée par une vision de la réalité. C'est pour cela qu'aucune religion ne peut avoir le monopole du religieux, de la dimension transcendante de l'être humain ou de son extériorisation par les rites, le culte ou des célébrations pour rapprocher l'être humain de sa plénitude. C'est pourquoi, il est sot de prétendre que puisse exister une seule vraie religion, en considérant comme fausses toutes les autres avec lesquelles on n'a pas pu établir un dialogue intrareligieux (qui féconde les cultures) et qui va au-delà de l'interreligieux et tente de se mettre à la place de l'autre pour prendre en considération la réalité sous l'angle de ses catégorisations et de ses circonstances culturelles. La sagesse consiste dans l'acceptation et le respect des différentes traditions religieuses comme des phénomènes qui témoignent de distinctes expressions de religiosité. C'est le véritable sens de « demeures » dont parle Jésus Christ. Le sens profond du silence comme ambiance de sagesse. Ne disaient mot ni l'amphitryon, ni l'hôte, ni le chrysanthème, dit un vieux haïku. On ne peut pas admettre la prétention de certains adeptes de l'hindouisme, du bouddhisme, du judaïsme, du christianisme ou de l'Islam, pour ne citer que les plus connues, qui considèrent que la leur est le sommet de toutes les religions. Toutes les religions partent d'un sentiment religieux humain primordial, néanmoins, chaque tradition religieuse a des frontières déterminées par des limites géographiques et historiques.La prétention d'universalité et le concept de mission ont abouti à des déracinements et des exploitations inhumaines et injustes. De la même manière que les peuples puissants ont prétendu « civiliser » parce qu'ils vivaient dans les villes (civitas), ceux qu'ils considéraient comme « sauvages » parce qu'ils vivaient dans les forêts ; les missionnaires de ces traditions toute puissantes ont mis à sac d'autres cultures traitant de païens et superstitieux, voire même d'athées et d'idolâtres tous ceux qui ne pensaient pas comme eux : ils détruisaient leurs symboles les qualifiant d'idoles et les obligeaient à s'agenouiller devant deux bouts de bois croisés, ou devant une caisse en fer qui gardait un morceau de pain, ou encore devant une image en plâtre. Ils abominaient de leurs cultes avec le feu et des résines aromatiques, mais eux, ils utilisaient de l'encens, des bougies et de l'eau. D'autres les obligeaient à se couper le prépuce ou à se prosterner en direction de La Mecque. Le colonialisme n'a-t-il pas été, en vérité, un mono-culturalisme dont la substance est de croire qu'une seule culture est capable d'embrasser toute la gamme de l'expérience humaine ? Le véritable culte se pratique « en esprit et en vérité ». En esprit, peu importe ni le lieu ni la forme puisque tout endroit est saint. En vérité ou authenticité, car toute vérité s'inscrit dans une relation interpersonnelle. La vérité est toujours concrète. Tout est en relation avec tout, de telle sorte que notre responsabilité est universelle. Sans syncrétisme ni relativisme. « Aimer son prochain comme soi-même » n'épuise pas la relation d'altérité, de bienfaisance ou de générosité, tout au contraire, cela implique une relation de réciprocité. Parce que l'autre ne peut jamais être l'objet de notre amour, puisqu'il sera toujours le sujet qui nous interpelle. L'objet est un moyen ou un instrument pour atteindre une fin, mais l'autre, qui que ce soit, où qu'il se trouve et en toutes circonstances, est toujours une fin en soi-même. L'être humain est toujours une personne (un réseau de relations, un nœud de rencontres), pas seulement un individu (une monade indépendante). L'individu disparaît dans le néant, mais l'être humain se transforme en la plénitude de se savoir l'autre, l'un ou le tout. Face à l'égoïsme de la recherche des vertus, sans parler de la subornation à investir dans un hypothétique au-delà, on trouve la pleine dimension du « j'avais faim et tu me donnas à manger ». Il n'est pas recommandable de se soucier de faire du bien, il faut tout simplement le faire. C'est pour cela que le juste n'a pas le souci d'accomplir des bonnes actions, puisque « tout ce que fait le juste est bien ». Juste est le terme biblique pour sâdhaka, celui qui s'est mis en route découvrant que le chemin, la vérité et la vie sont la même réalité. Comment saurait un qu'il est un si ce n'était pas grâce à deux ? Comment pourrais-je savoir qui suis-je, n'eut été grâce à tu ? Donc, face à la question pharisienne du titre de cet article, se dresse l'évidence que seuls découvrent les sages, les enfants et ceux qui sont propres d'esprit : l'autre, le prochain, c'est moi. Il faut allumer un feu pour qui que ce soit et n'importe où, sans rien attendre en échange, pour le plaisir de partager. Car l'espoir ne se trouve pas dans l'avenir, mais dans ce qui est invisible. Et dans cette donation, on découvre la plénitude du cadeau comme présent. Puisque s'il y a davantage de plaisir à donner qu'à recevoir, l'art de recevoir est une matière inachevée : quand on apprend à recevoir, on enrichit le donateur qui déborde et se verse établissant ainsi une conversation (cum conversare, nous verser ensemble), une conversation ou metanoia, qui n'a rien à voir avec l'idée de pénitence imposée par un certain christianisme quelque peu éloigné du message et de la conduite du jeune menuisier de Nazareth. (*) L'auteur est professeur de pensée politique (UCM) et directeur du Centre de collaboration solidaire (CSS) - Madrid.