Le politique constitue par essence le lieu d'un paradoxe, le foyer d'une distorsion bipolaire : le mal du pouvoir et la rationalité du politique. Cette dissemblance est à l'origine d'un clivage philosophique - par-delà celui qui distingue les anciens des modernes - entre deux traditions de pensée : celle, d'une part, qui accentue la rationalité du politique ; celle, d'autre part, qui se focalise sur les maux du politique. Là où Aristote ou Habermas, Rousseau ou Hegel soulignent la rationalité du politique (La Cité, L'Agir communicationnel, Le Contrat social, La Modernité), Platon ou George Steiner, Machiavel ou Adorno se focalisent sur les maux spécifiques du politique (la tyrannie, l'esclavage, la corruption, la domination). Quand les uns tentent de soustraire l'essence du politique à celle du « mal », les autres soulignent, dans un mouvement de pensée opposé, l'échec terminal du politique. Aussi, dans l'acception anthropologiquement optimiste du politique, l'homme est-il appréhendé comme un acteur doué d'une rationalité spécifique, un agent social capable, de ce fait, d'entrer en communication politique avec les hommes. Ce point de vue est remarquablement défendu par Hannah Arendt dans Qu'est-ce que la politique ? : « La politique pend naissance dans l'espace-qui-est-entre-les hommes [...] ». Dans l'acception anthropologiquement pessimiste du politique, l'accent est porté a contrario sur les scènes d'horreur dont le XXe siècle a été le théâtre (l'holocauste, le système totalitaire, le Goulag, les génocides, etc.) Pour les tenants de cette lecture, ces atrocités de masse sont les exemples tristement édifiants du mal qui, inscrit dans la substance du politique, le surdétermine en dernier ressort. Le procès sans appel, intenté du haut de ce rocher de la critique totale juché sur les ruines du progressisme, par ce courant de pensée à l'encontre de la politique, trouve son terminus ad quem dans le rejet de la modernité. L'assaut porté par les « Maîtres du soupçon » (Nietzsche, Marx, Freud), puis par les « intellectuels critiques » (l'Ecole de Frankfort, Foucault, Derrida, Baudrillard, etc.) contre le politique a ainsi basculé dans la rupture épistémique avec l'idée même de la modernité. Herbert Marcuse a poussé cette élan réflexif jusqu'à dénoncer la tolérance des démocraties comme une manipulation aussi répressive « en dernière instance » que la surveillance et la punition exercées par les systèmes totalitaires ! Sommes-nous alors condamnés à choisir entre un optimisme mièvre et une critique apocalyptique, entre « le refus de la société moderne et l'adoration du marché », un régime autoritaire et une guerre civile ? A attendre de la politique le confort des certitudes, on se condamne aux désillusions. A vouloir soumettre la contingence politique à l'idéalité du savant, on bute inévitablement sur la « réalité effective » de la politique. D'où la nécessité de tenir les deux faces du paradoxe politique ensemble. Dans un texte intitulé « Le paradoxe politique » - publié en 1957, un an après « l'événement de Budapest » qui fut pour lui chargé d'« une puissance indéfinie d'ébranlement » -, l'auteur écrit : « Rationalité spécifique, mal spécifique, telle est la double et spécifique originalité du politique. La tâche de la philosophie politique est, à mon sens, d'expliciter cette originalité et d'en élucider le paradoxe ; car le mal politique ne peut pousser que sur la rationalité spécifique du politique ». Passé inaperçu à l'heure où le marxisme dictait (en France) les termes du débat intellectuel, ce texte garde, aujourd'hui encore, toute sa pertinence paradigmatique. Pour Ricœur, « l'équation de base de la philosophie politique » est le contrat social. « Trouver une forme d'association qui défende et protège de toute la force commune la personne et les biens de chaque associé et par laquelle chacun s'unissant à tous obéisse plus à lui-même et reste aussi libre qu'auparavant », tel est le « contrat social » selon Rousseau. Il est, poursuit Paul Ricœur, « la nature du consentement politique [...]ne peut pouvoir être récupéré que dans un acte qui n'a pas eu lieu, dans un contrat qui n'a pas été contracté, dans un pacte implicite et tacite qui n'apparaît que dans la prise de conscience politique [...] ». C'est dire que la politique n'est ni la quête de la Cité de Dieu, ni la recherche de la « solution finale », ni le rapport du berger à son troupeau, mais une élaboration imparfaite, et cependant interminable, du vivre-ensemble.