-En tant qu'expert algérien vivant à l'étranger, comment appréciez-vous l'évolution et la gestion qui sont faites de l'économie algérienne ces toutes dernières années ? Tout d'abord, si vous permettez, j'aimerais dire en préambule, que vos questions m'inspirent une analyse plus en profondeur des phénomènes que vous évoquez, en particulier le fait que, suite à cette dernière «crise» du capitalisme financier mondialisé, nul ne sait plus que faire… pour moi, les questions de politiques économiques doivent désormais relever d'un changement radical de paradigme et de conceptions globales. Or, toutes ces «techniques économiques» dont on traite ici relèvent peu ou prou du paradigme néolibéral / néoclassique dominant qui est en pleine déroute… rien de ce qui en ressort ne peut corriger ou améliorer quoi que ce soit. Bien évidemment je ne peux prétendre connaître en détails cette «évolution», mais je peux me prononcer en tant qu'Algérien intéressé qui suit très régulièrement les grandes lignes de ce qui se passe dans notre pays. Si on parle, disons, des 10-15 dernières années, je dirais que, en fait de «gestion» de l'économie, rien de nouveau sous le soleil algérien, sinon toujours de l'à-peu près, de la navigation à vue… ce que j'appellerai en paraphrasant C. de Gaulle, une «politique qui flotte sur l'évènement, comme le bouchon sur la vague». Je peux paraître sévère, mais je m'explique : en gros, qui peut nier que depuis des décennies, la politique économique algérienne et son activité principale consistent à vendre (parfois détourner) hydrocarbures et acheter à l'étranger tout le nécessaire indispensable à la vie de l'Algérien, suffisant pour éviter une transformation de ras-le-bol en révolution sanglante ? Cela s'appelle une politique économique de bazar. Au gré des gouvernements le bouchon flottant vire à droite (velléités répétées de privatiser des ressources stratégiques comme le pétrole…), parfois vers la gauche (velléités de contrôle étatique plus consistant, par exemple à travers les successives lois de finances). Enfin, je dirais que cette «évolution» est fortement marquée par un régime hyper présidentiel, qui donne à travers la personne qui l'incarne, une sorte de mélanges de nostalgies de l'ère Boumediène, de centralisme, d'étatisme économique pour l'étatisme, de ‘souveraineté'… et de désir de paraître «moderne», c'est-à-dire au diapason de la mondialisation néolibérale avec ses cortèges de privatisations, de dite ‘ouverture économique', de laisser fleurir des affairistes, classe de nouveaux riches qui se disent volontiers pionniers d'un nouveau vaillant esprit ‘entrepreneur' algérien…, incarnation d'un décollage économique du pays, alors que la plupart ne sont que succursales d'intérêts étrangers ou acheteurs – revendeurs de valeur ajoutée venue d'ailleurs. On a bien vu ce qu'a donné la belle ‘affaire Khelifa'… pour moi, nous sommes en présence du même genre de phénomène qui va se répétant. En un mot: il n'y a pas plus de politique économique réfléchie, cohérente, s'inscrivant dans la continuité… qu'il n'y en avait depuis l'ère Chadli, ni «d'évolution» quelconque au sens propre du terme. -Comment les étrangers que vous côtoyez perçoivent-ils cette situation ? Je côtoie, effectivement, passablement d'étrangers appartenant à l'univers de l'économie, des entreprises et de la gestion, à travers le monde. Hélas, en toute franchise, je dois dire que ce qui se passe dans notre pays ne les intéresse que très secondairement, car ne suscitant pas plus d'impressions a priori, qu'un ‘simple' pays du Tiers-Monde (à part certains milieux, que je fréquente beaucoup moins, qui ont des intérêts précis en Algérie, comme ces entreprises américaines en particulier, occidentales en général, ou encore moyen-orientales qui interviennent chez-nous depuis le pétrole et le gaz jusqu'aux ports et télécommunications…). En général, on commence par me parler de ‘guerre civile', de ‘l'islamisme'… puis, très souvent, du fait que l'Algérie a été un pays héroïque, exemple de lutte contre l'occupant vorace … qui, à présent, semble bien peu visible, pâle ombre parmi les ombres d'Afrique, aussi riche en ressources que pauvre en gestion de ses affaires et de son développement. Le type de réaction le plus fréquent est de loin de ce genre, souvent agrémenté de commentaires amers autour d'idées de «chaos», de gâchis, de bateau ivre, de classe politique qui a l'air de ne jamais savoir ce qu'elle veut exactement, de «risques» particulièrement significatifs pour quiconque caressant l'idée d'y investir, de lois imprévisibles, en dents de scie… de bureaucratie parfois insondable, de népotisme, de corruption… voilà, hélas, l'essentiel de ce que je peux répondre à cette question. Puis-je ajouter que cela ne peut rien avoir d'étonnant, lorsque nos propres compatriotes en disent souvent autant – je l'ai entendu presque par exemple, aussi bien de la bouche de nombre de citoyens que de membres de notre Forum des entreprises... -Après avoir grand ouvert son marché, l'Algérie resserre les vannes, stigmatise les étrangers, met le cap de la réhabilitation de l'entreprise nationale et publique en particulier. Comment peut-on expliquer ce revirement ? La démarche vous semble-t-elle cohérente ? A cette question, je ne peux que réitérer ce que j'ai déjà exprimé plus haut : je ne vois aucun moment, de l'après-ère Boumediène en particulier (et je ne me définis nullement comme boumedieniste) qui ait eu une cohérence quelconque. C'est tout simplement la ‘politique du pendule fou' : on tâtonne au gré des modes de l'air du temps ou des personnes en place, s'ouvrir, se néolibéraliser, se mondialiser, suivre le modèle de ladite ‘économie de marché', tenter de se doter d'une Bourse des valeurs… ouvrir les vannes à l'argent étranger, puis les resserrer, puis ouvrir à nouveau, puis modifier et remodifier les lois des finances, etc., Tout cela donne une impression d'amateurisme politique et économique et d'une sorte de pratique «d'essais – erreurs» sans fin. Ceci étant dit, ce n'est certes pas moi qui jetterai la pierre à une loi de finances et des investissements étrangers donnant systématiquement priorité et contrôle aux nationaux, publics ou privés. -Le Premier ministre vient de présenter un bilan et des chiffres qui tranchent avec cette impression générale de malaise social, de tâtonnement sur le plan économique et de généralisation de la corruption à tous les niveaux. Comment peut-on expliquer ce décalage entre la réalité officielle du pays et celle perçue par les autres? Cela se dénomme tout simplement démagogie et déni de réalité. Des «fabricants officiels de beaux chiffres» cela se recrute partout ! Il est à se demander, tout simplement déjà, sachant comment fonctionnent nos institutions, depuis l'école primaire jusqu'aux plus hautes officines de tout acabit, par quels miracles, dans notre pays, des indicateurs fiables de quoi que ce soit peuvent-ils être mesurés ? Calculés ? Vérifiés ? Recoupés ?... Il y a des limites et de grands dangers à, imperturbablement, vouloir remplacer le réel par de beaux discours sur le réel.