Ce qui se passe actuellement dans le monde arabe en général, en Tunisie et en Egypte en particulier, est un formidable message d'espoir pour tous les peuples opprimés. L'autoritarisme n'est pas une fatalité. De règle, il peut, à terme, devenir une exception quand la mobilisation est multisectorielle, soutenue et encouragée aussi bien en interne qu'à l'international.Le monde arabe n'est donc pas victime d'une malédiction qui le condamnerait à vivre, ad vitam aeternam, sous le joug de dictateurs qui confondent, en permanence, intérêts privés et intérêts publics. Ceux qui en doutaient ici ou là en sont pour leurs frais. Les membres des sociétés civiles tunisienne et égyptienne ne sont pas naïfs. Ils savent mieux que quiconque que les gouvernants qui les dirigeaient jusqu'alors, ou qui les dirigent encore, sont profondément iniques. S'il est un caractère exceptionnel dans le monde arabe, si tant est que l'on puisse parler d'«exceptionnalité», ce n'est certainement pas dans le refus ou l'incapacité génétique de ses populations à adhérer ou à embrasser les principes démocratiques universalistes au premier rang desquels la liberté, qui est l'une des valeurs fondatrices desdits principes. C'est sans aucun doute – à la lumière des événements sans précédent auxquels on assiste depuis plusieurs semaines, dans cette aire culturelle frappée par la paupérisation de larges couches de la population – la valeur, de loin, la mieux partagée de par le monde. C'est ce que tendent à démontrer, avec éclat, les manifestants tunisiens et égyptiens dans une discipline exemplaire que, paradoxalement, nous jalousons en Occident, laissant les esprits chagrins incrédules. Par conséquent, les difficultés des pays arabes à se démocratiser tiendraient moins à des dispositions culturelles (culturalisme) qu'à des dysfonctionnements patents en matière d'allocation du pouvoir et de gestion de la chose publique. L'autorité, que les potentats arabes n'ont pas ou plus, se mue alors en un autoritarisme qui s'impose par la force, le sang et des larmes. Si tout le monde ou presque semble se réjouir des révoltes, majoritairement pacifiques, en cours dans le monde arabe, certaines voix, en Occident en général et en France en particulier, nous laissent cependant perplexes car elles peuvent prêter à confusion. Alors que les manifestations apparaissent clairement comme l'œuvre de gens de classes d'âge et d'identités sociales, politiques multiples mais étroitement solidaires, il est récurrent de voir, sur certains médias du paysage audiovisuel français, le spectre de l'islamisme agité tel un épouvantail, en opposant, selon nous, une fausse alternative : régimes autoritaires versus islamistes. Que choisir ? Aussi, à cet égard, quelques précisions s'imposent afin que ces révolutions en marche ne soient pas discréditées sur l'autel de préjugés culturalistes qui font hélas encore florès en France. Faut-il rappeler que l'islamisme ou l'Islam politique n'est pas la seule alternative ? L'islamisme serait une menace permanente et omniprésente. D'après nous, cela relève plus de l'ordre du fantasme que de la réalité politique, car les islamistes, supposés ou réels, sont nettement minoritaires dans ces mobilisations. Ils ne constituent qu'une infime minorité de l'opposition aux régimes. D'une part, ce qui adviendra au sortir de ces révoltes qui n'en finissent pas est l'affaire, en dernière instance, des peuples souverains qui devront assumer et prendre à bras le corps leur propre destin en le dessinant comme ils le souhaitent ; autrement dit, répondre à la question de savoir quel projet politique ils veulent pour leurs pays. Quoi qu'il arrive, ils assumeront leurs choix, si choix il y a. La démocratie est à ce prix ; certainement moins coûteux que le maintien de régimes qui pratiquent la prédation et la répression à haute dose depuis des décennies, sinon au risque d'entretenir l'idée que les principes démocratiques communément admis sont à géométrie variable et, en conséquence, courir le risque, autrement plus désastreux, de les délégitimer au plan philosophique sur l'autel d'intérêts économiques mal compris. Ce serait assurément dramatique quant à l'image des pays de forte tradition démocratique. D'autre part, les islamistes ne sont pas forcément ce que nous pensons qu'ils sont. Il y a une tendance générale, dans l'opinion publique, à assimiler les islamistes à des barbus et à des femmes voilées vigoureusement opposés aux libertés publiques et suppôts d'une internationale islamiste qui n'existe pourtant pas au plan organique. C'est une image d'Epinal qui persiste dans l'Hexagone. Or, les islamistes ont évolué quant à leur interprétation des dogmes religieux (par exemple, le Parti de la justice et du développement marocain) et, pour beaucoup, admis aussi sans conditions ou sans épithètes «islamiques» la démocratie pluraliste, étant en cela comparables aux chrétiens démocrates, comme il y en a en Allemagne, conservateurs au plan des mœurs et pourtant de tendance libérale aux plans économique et politique. De toutes les façons, ces islamistes devront, de gré ou de force, évoluer, si ce n'est déjà fait, s'ils devaient être inclus, à tort ou à raison, dans le processus de libéralisation des régimes en raison de ce que le sociologue Pierre Bourdieu qualifiait de «logiques de champ» qui s'imposent à tous les agents sociaux les contraignant à s'adapter pour survivre. A présent, seul l'avenir nous dira ce qu'il ressortira de ces révoltes qui sont d'ores et déjà historiques. La Tunisie et l'Egypte sont entrées dans l'histoire car leurs peuples ont osé braver la dictature en recourant à des répertoires d'actions dignes de démocraties séculaires. C'est une belle leçon de liberté et de démocratie que nous avons reçue de la part de nos voisins arabes. Gageons que les changements sociaux tant attendus puissent se concrétiser et s'étendre dans un monde arabe éprouvé par tant de malheurs depuis les indépendances.