Que faire pour former un citoyen responsable, conscient et apte au discernement? Certains, dans le monde arabe, que l'on appelle les oppositions ou simplement les observateurs, affirment, preuves à l'appui, que les élites sont marginalisées, alors qu'elles constituent la vraie richesse du pays. Ils ajoutent que la jeunesse est abandonnée, alors qu'elle représente l'immense majorité du peuple. Ils déclament que l'incompétence règne, aggravée par l'usure, la démagogie et la corruption. Face à tout cela, les formes de résistance et de dissidences morales et politiques sont nombreuses et évidentes, comme le démontrent les taux d'abstention record enregistrés lors des élections. La crise de confiance culmine, le fossé entre les gouvernants et les gouvernés ne cesse de se creuser. Les responsables politiques, eux, se plaignent du manque de civisme, de l'inconscience, de la violence sociale, de la crise de l'éducation, crise du comportement et de l'affaiblissement de la discipline, qui, selon eux, ont atteint des seuils alarmants. Les premiers parlent de droits, les autres de devoirs. Le monde se transforme tous les jours, les défis sont complexes et peu de débats sur la crise dans le monde arabe. Que faire pour rapprocher les points de vue, former un citoyen responsable, conscient et apte au discernement, capable d'équilibrer les droits et les devoirs? C'est une responsabilité partagée, il faut faire confiance au citoyen. Mais il y a lieu, pour le soutenir, de développer une pédagogie et une communication qui l'éduquent, l'impliquent et prennent en compte les changements de l'époque et les aspirations de l'individu. Une démission généralisée est nettement perceptible. On ne peut pas se laisser, ad vitam aeternam, enfermer dans les impasses des visions du passé, de l'autoritarisme politique d'une part et du laxisme social d'autre part. Les citoyens réclament plus d'Etat de droit, et les autorités recherchent plus de mobilisation pour les tâches d'édification ou de pérennité de leur pouvoir. Tout le monde s'inquiète aussi, à la fois, de la dégradation du savoir-vivre des masses livrées à elles-mêmes et des moeurs d'une classe politique incompétente. Dans le contexte de la mondialisation, on ne peut pas assister, impuissants, aux nouvelles déviations internes et aux dominations externes. La relation entre la citoyenneté, l'éducation et la culture, et la distinction entre les valeurs spirituelles et les différentes formes de violence sont primordiales pour faire face aux dérives et former un citoyen bien élevé, vigilant, capable non seulement de dénoncer, mais aussi de ne pas tomber dans le piège de l'extrémisme, de bien se tenir, et d'énoncer des idées nouvelles fondées sur la solidarité et l'ouverture au monde. La faiblesse du respect des élites Cette réponse s'envisage à trois niveaux. Le premier niveau est interne; il s'agit de développer les discours et les programmes des responsables du comportement des gens, c'est-à-dire les discours des politiques, des écoles et des médias pour favoriser l'apprentissage de l'éducation civique et de la critique constructive. Il s'agit de sortir des logiques négatives du dénigrement ou de l'apologie. Le système éducatif doit, en particulier, pouvoir répondre à cet impératif. Pour ce faire, il faut une volonté politique et une préparation pédagogique. Afin d'intégrer objectivement la nécessité de civiliser en permanence et d'assumer la mondialité, tout en préservant le sens critique; il y a lieu de développer et généraliser, des programmes simples de rappel des règles élémentaires du vivre ensemble. Personne, ou presque, ne le fait. Sur le plan plus élaboré, en sciences sociales et humaines, les thèmes modernes et fondamentaux de la modernité sont absents. Alors qu'elle constitue un des instruments majeurs de formation de la pensée moderne, la place des sciences sociales et la philosophie reste, dans les pays arabes, bien trop étroite; elle y est, à la fois, marginalisée et dévitalisée. Certains volets des sciences sociales, humaines et stratégiques peuvent être élaborés en collaboration avec les structures spécialisées de l'Unesco et des grandes universités étrangères. Ce premier niveau est donc celui du contenu scientifique, de la formation, au sens le plus général. Cela concerne, particulièrement, les différents programmes du primaire au supérieur, dans certaines matières appropriées des sciences sociales et humaines. La présentation de ces questions doit être adaptée aux niveaux, aux âges et à l'évolution. Le grand problème de l'enseignement, dans les pays de la rive Sud est la faiblesse de la connaissance de soi et des autres cultures ainsi que la rareté des contacts avec les élites et les établissements étrangers; cela handicape la mise à niveau et l'ouverture d'esprit. L'isolement est la pire des solutions, alors que c'est le vaste qui commande. La fuite des cerveaux, l'hémorragie chronique de l'élite, faute de perspectives démocratiques, aggrave la situation. Plus que l'insuffisance des moyens scientifiques, la faiblesse du respect des élites en est la raison. Les programmes des différentes matières liées à l'esprit créatif doivent donc consacrer des chapitres et des horaires à l'apprentissage des questions se rapportant au droit à la différence et au civisme. Il faut sortir des confusions et impasses. La langue arabe définit le savoir par le mot ilm, au sens de logique scientifique, et la connaissance comme maârifa au sens de connaissance liée au mystère, à l'invisible, à l'au-delà. C'est une différence sans opposition ni dévalorisation de l'une ou de l'autre. D'un autre côté, la présentation des missions et des objectifs des institutions de l'Etat de droit, dans la variété des situations -temps de paix, prévention et règlement des conflits, temps de guerre, de crise, de tension- ainsi que la sensibilisation des masses aux nouvelles formes d'incertitudes et de risques, le rôle de chaque citoyen dans le souci permanent de la vigilance, du respect des valeurs communes, de l'engagement à assumer ses devoirs et à respecter les droits d'autrui, voilà une tâche constante. Si l'honneur, la bravoure et la solidarité sont, par exemple, à la fois, les maîtres mots du soldat, de l'intellectuel objectif et engagé et du militant sincère au service de l'autre, le citoyen a pour devoir d'approcher ces modèles, d'adhérer à des niveaux, à des principes et des valeurs supérieurs, sans pour autant négliger la liberté individuelle, à ses yeux, centrale. On doit tenir compte, dans ce domaine, du désengagement relatif de l'individu moderne vis-à-vis des repères traditionnels: il doit faire face à la mondialisation de l'insécurité, à l'aggravation d'inégalités qui favorisent la domination et la dépendance, et à la perte d'un rapport vrai au monde. Il ne s'agit évidemment pas de former des partisans et de militariser la société, mais, par l'élévation du niveau de conscience, de renforcer sa cohésion au service des intérêts généraux et de favoriser son libre développement sur la base d'une éducation pleine de noblesse et d'une conscience éveillée, lucide sur les défis, les dangers, les incertitudes. L'enseignement de la philosophie, de l'histoire et de l'éducation civique, matières particulièrement liées à la citoyenneté, doit notamment avoir pour but la sensibilisation de chacun aux nouveaux impératifs, aux risques et aux nouvelles incertitudes. Un pays culturellement, économiquement, politiquement développé et un peuple vigilant permettent de réaliser, dans l'intérêt de chacun, une politique globale préventive et puissante. Le développement des compétences et l'élévation du niveau de culture générale, scientifique, technologique, politique, civique sont des remparts contre les agressions et les autres formes de subversion interne et externe; ils doivent pour cela s'inscrire dans un équilibre entre les droits et les devoirs du citoyen, celui d'un Etat de droit, où les droits et les devoirs de chacun sont clairement définis et compris, sous l'égide de la puissance publique. L'éducation à l'ouverture d'esprit et à la culture de la vigilance contribue à la formation d'un citoyen responsable, conscient du rapport vital entre ses droits et ses devoirs. En ces temps de mondialisation et de circulation des personnes, un citoyen insuffisamment formé à l'éducation de la paix et à la culture de la vigilance peut être un danger pour son pays. Ce niveau des relations entre l'éducation, le patriotisme et l'humanisme, qui a pour but de lutter contre l'insociabilité, le repli et l'extrémisme sous toutes ses formes, suppose, sans populisme, moins de mépris du débat et du peuple, et des formes approfondies de communication et de concertation pour élaborer, selon les différents programmes et cycles -mais aussi selon les volumes, les horaires et les méthodes d'apprentissage- les grandes lignes des chapitres concernés, ainsi que les concepts et messages-clés à transmettre, dans les grandes disciplines impliquées, en matière de culture et d'éducation. Le deuxième niveau vital pour former un citoyen responsable et vigilant est celui des études stratégiques, de la prospective et de la recherche scientifique. Il y a lieu d'anticiper les évolutions sociales, les transformations et les menaces qui pèsent sur la cohésion et la stabilité nationales. Si peu en la matière est visible. Dans tous ces domaines, au niveau mondial, l'ère de l'après-guerre froide n'a pas encore développé toutes ses conséquences. L'essentiel est de réapprendre à identifier l'ami et l'ennemi, en sachant qu'on peut entrer en guerre avec un «ami», et qu'un «ennemi» peut dans, certains cas, devenir un allié. Demain, qui sera l'ami, qui sera l'ennemi? Il y a lieu de tenter de prévenir tout cela, en fonction des intérêts bien compris. Cependant, la guerre n'existe plus sous ses formes anciennes, et le travail politique consiste à maîtriser les tensions et les antagonismes, pour aboutir à un Etat de paix et de coexistence. Le droit international et les principes humains doivent prévaloir en toutes circonstances. Encore une fois, l'arme la plus importante est un citoyen bien éduqué et cultivé. La formation d'un citoyen responsable Le troisième niveau réside dans la possibilité d'encourager la société civile à s'organiser. À l'heure de la mondialisation, de l'insécurité, de la paupérisation et de la dépendance économique et technologique, à l'heure du nouvel ordre international hégémonique, de la déshumanisation et du relâchement des liens sociaux, il est impérieux d'associer les différents courants et associations, les centres de recherche et toutes les compétences nationales à une réflexion sur les meilleurs moyens de préserver les intérêts de la nation et les capacités de la société à faire face à ces défis et à la crise du système actuel. L'objectif est de sortir de la léthargie, de revivifier un autre mode de vivre ensemble, de réinventer de nouvelles formes de coexistence fondées sur le droit et la justice sans perdre le sens. Cela implique la participation des différents acteurs compétents. Ensemble, il s'agit de repenser notre rapport au monde, de recenser la nature et les formes des incertitudes; d'évaluer les différents types de risques; de prévoir les réponses et remèdes; de sensibiliser et de former à ces questions, l'ensemble des acteurs majeurs de la société, cadres, enseignants, opérateurs; et de faciliter la prise de décision aux différents échelons des institutions et organes concernés, pour cesser de ployer et de rompre, sous le poids des ingérences, des impératifs du capital et de la techno-science, dans un contexte de permissivité et de mutisme généralisés. Sans la prise de parole, le travail de la pensée et la participation de l'élite et des citoyens, il sera difficile d'imaginer l'avenir. www.mustapha-cherif.com