Abderrahmane Taleb, l'enfant studieux de Bir Djebbah, le fils de l'ouvrier pâtissier, est mort sur l'échafaud, le 24 avril 1958, à l'aube, à la prison de Serkadji, dans la Haute Casbah. Il avait 28 ans. Né le 5 mars 1930, rue des Sarrazins, près de Djamaâ Sidi Ramdane, face à cette prison où il y laissa la vie pour l'indépendance de l'Algérie, il entre à l'âge de six ans à l'école Braham Fatah, boulevard de la Victoire. Admis à l'examen de sixième, il passe au cours complémentaire Sarrouy, rue Montpensier, en haut de l'impasse des Zouaves, de la rue des Abderrames, et de la rue de l'Ours, le quartier de Bir Djebbah. Il mène de bonnes études malgré un eczéma qui le perturbe et l'oblige souvent à rater des cours. Le brevet (BEPC) en poche, il entre, en 1948, en classe de seconde du collège moderne du boulevard Guillemin, dans le quartier de Bab El Oued. Il rencontre Nour Eddine Rebah qui est en classe de première, la classe où se prépare la première partie du baccalauréat. Ils deviennent vite copains. Après un bref passage ensemble dans les groupes El Islah et El Kotb des Scouts musulmans algériens (SMA), les deux camarades se retrouvent au cercle El Mokrani de l'Union de la jeunesse démocratique algérienne (UJDA), au 44, rue Bencheneb, face à la Médersa d'Alger, dans la Basse Casbah, où ils ont des amis communs : Ahmed Ould Amrouche, Abderrahmane Akkache (cousin germain d'Ahmed Akkache), Tayeb Bouheraoua, Hadj Omar, comédien de la troupe El Mesrah El Djazaïri, fondée par Mustapha Kateb. Le cercle était également fréquenté par le célèbre humoriste Mohamed Zinet. A l'université d'Alger,Abderrahmane Taleb et Nour Eddine Rebah fréquenteront l'important groupe des étudiants marxistes. Dans ces années cinquante, où le mouvement national se déploie, Abderrahmane Taleb est en contact avec Hamid Meraoubi, Ahmed Laghouati, H'didouche Bouzrina, Sadji et Ahcène Laskri. Il les rencontre au café Tlemçani, face à l'Amirauté. L'été 1954, il est très affecté par la crise qui fractionna le PPA-MTLD en deux parties et a vu des militants, qui avaient longtemps milité ensemble, regardant dans la même direction, durement s'affronter. Pendant les vacances universitaires de l'été 1955, il organise pour les djounoud de l'ALN naissante un stage d'artificiers, dans la forêt d'Azzefoun, le pays de ses ancêtres. Omar Gaitouchen, son voisin de La Casbah, est à ses côtés. Suite à la grève du 19 mai 1956, il quitte les bancs de l'Ecole de chimie de l'université d'Alger où il était en deuxième année et rejoint le maquis des monts de Blida où le futur colonel de la Wilaya IV, Amar Ouamrane, l'affecte à une infirmerie. Il prend le nom de guerre de Mohand Akli. Sur instruction du commandant militaire Slimane Dehilès, il quitte le maquis pour Alger où il intègre l'atelier de fabrication de bombes créé par la Zone autonome d'Alger. Il retrouve son jeune camarade de quartier, Salah Bazi. H'didouche Bouzrina, à qui Ahmed Laghouati avait parlé, l'introduit chez son beau-frère Yacef Saâdi, alors chef de la Zone autonome, témoigne Youcef Zani, dont la maison familiale servait de refuge. Yacef Saâdi charge Abderrahmane Taleb de fabriquer des explosifs. Ce dernier accepte à la condition que les cibles soient exclusivement militaires, témoigne Yacef Saâdi. L'atelier est installé impasse de la Grenade, au cœur de La Casbah, chez un vieux militant du PPA et de l'OS (Organisation spéciale clandestine paramilitaire créée en 1947 par le MTLD légal), Abdelghani Marsali, menuisier de son état. Celui-ci fabriquera les caissettes servant à contenir les bombes. Il y avait, avec ce premier groupe, Tayeb Khemsan. Par mesure de sécurité, ce laboratoire fut transféré chez les Bouhired puis au quartier de la Scala, à la villa des Rosiers, chez Smaïl, où Salah Bazi et Rachid Kouache, mécanicien à Bab El Oued, renforcèrent l'équipe. Suite à une erreur de manipulation, le laboratoire a sauté. Rachid Kouache est mort déchiqueté par l'explosion. Salah Bazi et Abdelghani Marsali furent blessés. Abderrahmane Taleb était absent. De nouveau, la maison des Bouhired à La Casbah abrite l'atelier dirigé par Abderrahmane Taleb. Un réseau est constitué pour l'approvisionnement en produits chimiques (nitrate...).Dans le réseau de la Zone autonome, les frères Bouchouchi étaient chargés, entre autres, de l'acheminement des bombes, raconte Youcef Zani. Fin janvier 1957, passant à travers les mailles du filet tendu par le général Massu, qui avait les pleins pouvoirs, Abderrahmane Taleb quitte La Casbah et rejoint de nouveau le maquis de Blida au djebel Beni Salah. Sur dénonciation, il est capturé au mois d'avril par les parachutistes. Il venait d'échapper à une embuscade tendue la nuit dans une clairière par les mêmes parachutistes. Cette nuit-là, il était en compagnie de Hamid Allouache qui, sans arme, était dans les parages. Ils devaient, avec deux autres compagnons d'armes, traverser la clairière, l'un après l'autre, Abderrahmane taquinait un âne qui refusait d'avancer. Au moment où les parachutistes s'étaient mis à tirer sur eux, il n'avait pas encore traversé la clairière. Ses camarades, qui avaient échappé à la fusillade, étaient déjà loin devant. Se trouvant seul dans la nuit noire, il demanda l'hospitalité au premier gourbi rencontré au-dessus d'une dechra de Derdara, pas loin de Sidi El Kebir. Le lendemain, au petit matin, son hôte d'un soir courut au poste militaire français et signala sa présence. Conduit à la ferme Chenu, au faubourg de Blida, il fut identifié après avoir été sauvagement torturé. L'homme qui l'a vendu à l'ennemi, démasqué par le chef de secteur de l'ALN, paya de sa vie sa traîtrise, me raconta Hamid Allouache qui traça pour moi le schéma des lieux en me disant : «Tu es le seul à qui je fais le récit de la capture d'Abderrahmane Taleb et de l'exécution du montagnard qui l'a vendu.» Hamid Allouache et Nour Eddine Rebah avaient rejoint ensemble le maquis de l'Arba-Palestro, au mois de juillet 1956. Nour Eddine Rebah devait tomber au champ d'honneur le 13 septembre 1957, à Bouhandés, au flanc sud du djebel Beni Slah. Trois fois condamné à la peine capitale, Abderrahmane Taleb fut exécuté le 24 avril 1958, à l'aube, malgré les pressantes démarches effectuées auprès du président de la République française, René Coty, par d'éminentes personnalités françaises, comme Jean-Paul Sartre, François Mauriac, Henri-Lévy Bruhl, Francisque Gay, Maurice Duverger, Henri Laugier, Maurice Haudiou, Pierre Emmanuel et par de grands écrivains et publicistes. Réunies à Londres, vingt-deux associations nationales d'étudiants de différents pays avaient demandé, en vain, la révision du procès. Son nom et son parcours furent présentés au Collège de France, dans les instituts de recherche, les facultés et dans les grandes écoles. Le journal l'Humanité, organe central du PCF, titrait : «Taleb ne doit pas mourir». Le jour de son exécution, il dit au cheikh, désigné par l'administration coloniale pour lire la fatiha : «Prends une arme et rejoins le maquis !». Aucun mot ne sortit de la gorge nouée du taleb, raconte Hamid Guerrab, un rescapé de la guillotine. Le soir, les parachutistes firent irruption chez le vieil homme, à la rue des Chameaux, à La Casbah, le traînèrent dans les escaliers jusqu'à la terrasse d'où ils le jetèrent dans le vide. Les lunettes qu'avait retirées à Aberrahmane Taleb, Fernand Meyssonnier (l'exécuteur des arrêts criminels), se trouvent toujours en France, à Fontaine-de-Vaucluse. «Je les ai gardées en souvenir», a dit son bourreau.