Dans les débats sur la définition et la conduite des réformes structurelles devant être engagées par le pays depuis maintenant plus de deux décennies, la place de la société civile est souvent abordée. Cependant, l'analyse gagnerait à être davantage adossée à la prééminence de la rente pétrolière, le pays peinant singulièrement à trouver un antidote à ce qui s'apparente à une véritable intoxication pétrolière. Dans le cas particulier de notre pays, le rôle du politique et de la société civile dans la conduite du changement n'est pas sans lien avec le mode d'appropriation de la rente (l'Etat en est le détenteur et le distributeur exclusif, et la société le bénéficiaire). L'articulation Etat-société peut être appréhendée de différentes façons : comme facteur de blocage, mais aussi de succès, d'un changement économique et social, succès qui, en l'occurrence, doit fondamentalement être entendu comme le dépassement du caractère rentier du régime d'accumulation. Cependant, les faits montrent que, souvent, l'autonomie que se procure le politique grâce à la rente se révèle davantage comme source de blocage à tout changement. L'autonomie économique du politique trouve son origine dans l'indétermination économique de la rente externe. Par indétermination économique de la rente, il faut entendre le fait que son mode d'utilisation ou de mobilisation échappe aux contraintes de valorisation qui régissent, dans une économie de marché, le profit et les salaires. La rente se reproduit pour ainsi dire «naturellement», sans qu'il soit nécessaire de la réintroduire dans la production, du moins tant que les ressources naturelles ne sont pas épuisées. Cette indétermination a plusieurs effets. En particulier, elle crée un déséquilibre dans les relations entre l'Etat et la société, entre pouvoir politique et société civile, déséquilibre qui peut prendre plusieurs formes. En effet, l'analyse des pratiques de développement en Algérie montre que le politique domine et instrumentalise la rente. L'absence d'autonomie de l'économique par rapport au politique est une donnée essentielle en l'occurrence, car elle a pour conséquence d'entraver l'émergence d'une société civile, condition sine qua non de l'émergence des acteurs collectifs du changement social, acteurs sans lesquels il ne peut y avoir d'institutionnalisation et de codification des rapports sociaux, notamment dans les domaines de la mise au travail et de la concurrence. Ceci dit, il convient de remarquer que la participation des acteurs collectifs à la codification des rapports sociaux ne signifie pas nécessairement l'adoption des configurations les plus efficaces ou les plus appropriées. Beaucoup de théories économiques insistent aujourd'hui sur le fait que, souvent, le changement social n'est pas guidé par le principe de l'efficacité. L'assujettissement des acteurs de la société civile (patronat, syndicats, associations) à l'Etat semble cependant avoir connu une évolution dans ses modalités concrètes. Au contrôle bureaucratique direct et autoritaire qui a prévalu dans les années 70 et 80 s'est progressivement substitué, à la faveur de la libéralisation économique et sociale «formelle» entamée au début des années 90, un contrôle qui intègre de plus en plus des éléments qui relèvent des mécanismes de marché. Les exemples qui illustrent cette évolution sont nombreux, mais celle-ci garde cependant un aspect purement «formel» en ce sens que le rapport de force qu'elle institue entre l'Etat et la société demeure porteur du même déséquilibre. A défaut d'une autonomie réelle des acteurs de l'accumulation vis-à-vis du pouvoir politique, nous assistons, à la faveur de «l'ouverture», à une prolifération de sigles désignant des acteurs et organisations dont la crédibilité de l'action est sujette à de légitimes interrogations. Le cas de la négociation sociale, pour ne prendre que cet exemple, est à cet égard illustratif de la manière dont est construit le «compromis institutionnel» en Algérie. Ainsi, la mise en place, depuis 1991, d'un cadre formel de négociation, dénommé pompeusement «Commission tripartite», et qui regroupe l'UGTA, les représentants du patronat et le gouvernement, était censée abriter et régler les conflits de répartition, et plus généralement sur l'avancement des réformes institutionnelles. Dans les faits, ce cadre ne fait qu'entériner des décisions gouvernementales prises en dehors de toute négociation. De plus, la représentativité, et donc la légitimité des acteurs sociaux faisant partie de la «Tripartie» est sujette à discussion. Il en est ainsi notamment de l'UGTA, la structure syndicale officielle, qui exerce encore le monopole absolu quand il s'agit de négocier formellement avec les pouvoirs publics, et qui, du fait de sa non-représentativité, connaît fatalement une désaffection au profit de nouveaux syndicats créés à la faveur de la reconnaissance légale de la liberté syndicale. Cette dernière bute cependant sur le refus obstiné des pouvoirs publics d'accepter de s'accommoder, dans les faits, c'est-à-dire dans la pratique, d'un pluralisme syndical. Le blocage de l'action syndicale a plusieurs conséquences qui sont autant d'effets pervers sur l'efficacité du changement économique et social. Ainsi, on note, entre autres : - une surprotection des travailleurs syndiqués (du secteur public en particulier) au détriment des salariés non syndiqués (du secteur privé notamment) ; - le développement de stratégies de collusion ou de connivence entre l'UGTA et les pouvoirs publics, dont le résultat manifeste est le maintien d'un rapport de force conjoncturel favorable au statut quo, particulièrement dans le secteur public industriel, au détriment de la mise en œuvre de réformes économiques au moindre coût politique. L'issue du jeu étant incertaine, le changement demeure toujours en quête de visibilité et de crédibilité ; - une multiplication des grèves «illégales», initiées souvent par des syndicats «non agréés» ou «autonomes», et d'actions violentes, sous forme d'émeutes ; celles-ci devenant par la force des choses moyen d'expression en dernière instance. La multiplication des grèves «illégales» traduit le manque de crédibilité de la négociation sociale formelle, puisqu'elle intervient au moment précisément où les acteurs sociaux «organiques» sont liés par un «pacte économique et social» dont la vocation première est de garantir une paix sociale durable. Quant au patronat privé, dont la représentation se caractérise par son atomicité (une multitude d'organisations patronales participent aux travaux de la Tripartite) et son manque de crédibilité, sa présence aux négociations relève davantage d'une mise en scène médiatique que d'une réelle capacité de peser sur les décisions, capacité qui, au demeurant, est presque nulle. Les déclarations rapportées par la presse nationale à l'occasion de la dernière réunion de la «Tripartite» sont significatives à cet égard. Mais, par-delà ses expressions formelles, le problème de l'articulation entre le politique et l'économique (autrement dit entre l'Etat et la société) est que celle-ci consacre le clientélisme comme mode d'action du politique dans le champ économique. Ce faisant, elle évacue du champ de l'action économique de l'Etat l'objectif d'une réhabilitation de l'activité productive, seule à même d'assurer durablement une élévation du niveau de vie des populations, au profit d'une logique fondée sur la «redistribution politique» de la rente pétrolière. Nous retrouvons là les termes de la problématique déjà formulée par L. Addi dans L'impasse du populisme. Deux décennies plus tard, il est aisé d'observer que les termes de la problématique restent pour l'essentiel identiques, bien qu'entre-temps les mécanismes de redistribution aient considérablement changé. La redistribution politique de la rente va bénéficier, de façon inégale certes, à différentes catégories sociales et groupes sociaux susceptibles de soutenir la légitimité du pouvoir politique : armée, famille révolutionnaire, magistrats, haute administration... ainsi que toutes les catégories qui ont investi le cadre politique d'expression formelle (partis, syndicats officiels, organisations de masse, associations diverses). D'un autre côté, l'assujettissement de la société économique au pouvoir politique se manifeste aussi par le fait que les relations économiques se trouvent souvent imbriquées dans les réseaux politiques, rendant la notion même de concurrence dépourvue de tout sens. Ainsi, les performances économiques de l'entreprise privée dépendent plus de son appartenance à un clan, de ses relations clientélistes avec l'élite politique que de son efficacité productive. Dans ces conditions, l'enjeu du changement économique et social serait d'instaurer des relations économiques concurrentielles qui affranchiraient ou libéreraient la sphère marchande de toute subordination aux hiérarchies politiques. L'imbrication des activités économiques et des réseaux politiques peut avoir plusieurs degrés, mais, contrairement à ce que suggèrent les débats classiques entre «libéraux» et «étatistes», la question n'est pas tant de savoir s'il faut plus ou moins d'Etat. La vraie question est celle de la forme des liens entre Etat et économie, entre le politique et l'économique : tant que la configuration de la relation privé-public est fondée sur des relations clientélistes, l'Etat sera fatalement le lieu idoine de l'inefficacité et du gaspillage. De ce point de vue, le projet de réforme libérale en Algérie renvoie, quant au sens à lui conférer, à l'expérience historique de l'Europe de l'émergence du capitalisme : instituer le marché compétitif en libérant les individus-entrepreneurs des relations de dépendance qui les lient au politique. Cette libération irait de pair avec la soumission, non à des personnes, fût-il le Prince du moment, mais à des règles, celles de la concurrence, qui tendraient à contraindre à l'efficacité économique.