Au plus fort de la révolution tunisienne, des dizaines de jeunes ont été abattus par des policiers ou des snipers postés sur les toits lors des manifestations. Six mois après la chute de Ben Ali, les enquêtes piétinent. Du nord au sud, des familles se battent pour que justice soit rendue. Mohamed El Talbi regardait la télévision. Il s'est vidé de son sang devant sa mère le 13 janvier 2011, la veille de la fuite du président Zine El Abidine Ben Ali. «Dehors, il y avait des manifestations, se rappelle sa mère, Nadjet. Les balles fusaient de partout. Les gens couraient dans tous les sens.»Tué par une balle perdue, son fils est devenu l'un des «martyrs de la révolution» (voir encadré). «Elle est rentrée dans sa nuque et est ressortie de l'autre côté. Je suis sortie pour demander de l'aide aux policiers. Je les ai suppliés de m'aider. Ils m'ont dit : laisse-le crever.» Comme Nadjet, elles sont une dizaine de mères à s'être rassemblées sur la place des droits de l'homme à Tunis. Le gouvernement leur a proposé 20 000 dinars tunisiens d'indemnisation. Mais la colère est toujours là. «Ce que je demande, c'est que celui qui a tué mon fils subisse le même châtiment. Il ne sait pas le mal qu'il m'a fait.» Helmi Manaia a été abattu par balles, avenue de Lyon à Tunis. «Je ne veux pas que nos enfants soient morts pour rien : il y a eu une révolution», crie Saïda, assise dans sa tente. Six mois après le soulèvement, aucune enquête n'a été ouverte. «S'il le faut, je camperai devant le ministère de l'Intérieur. C'est eux qui ont tué mon fils», prévient-elle. A Tunis, 47 personnes ont été tuées par arme à feu. Mais c'est à l'intérieur des terres que l'on compte le plus de martyrs. Soixante, rien qu'à Kasserine, près de Sidi Bouzid. A Tataouine, ancienne capitale du tourisme au Sud, leur histoire est liée. Ils sont trois à avoir été tués par le même policier, le 13 janvier 2011 devant le commissariat. Chacun avait essayé de porter secours à l'autre. Abdullah Daghim, 78 ans, a perdu l'un de ses cinq fils. Il est assis dans le salon familial, le rapport du médecin légiste à la main. «Il n'a fait qu'accomplir son devoir. Il manifestait pour la liberté. Le jour de ses obsèques, les gens m'ont présenté leurs condoléances. Je leur ai dit : félicitez-moi, mon fils est un martyr.» Une balle l'a atteint au flanc, une seconde à l'estomac et au foie. Mohamed est décédé à l'hôpital. Zakaria Ben Saleh a retrouvé son frère gisant dans la rue, abattu d'une balle dans la tête. C'est le second martyr de Tataouine. «J'étais choqué. J'ai dit que je ne connaissais pas cette personne. La balle l'a atteint au front et on ne reconnaissait plus ses traits. J'étais en colère. Je voulais tuer le premier policier. Heureusement, on m'a retenu», témoigne-t-il, entouré de sa famille. Aawatif, sa sœur, pleure toujours son frère. «Nous voulons juste une reconnaissance. C'est la moindre des choses. Qu'il soit au moins reconnu comme les martyrs des autres régions. On dirait qu'ils n'ont jamais existé. Nous ne sommes rien du tout», lâche-t-elle, entrecoupée de sanglots. A Tataouine, le policier qui a ouvert le feu le 13 janvier court toujours. Comme des dizaines d'autres dans toute la Tunisie.