A suivre le rythme des « affaires » d'escroquerie qui s'étalent sur la place publique, la corruption ne semble épargner plus aucun secteur de l'Etat algérien : du système bancaire à l'administration douanière, des services de la sécurité sociale à ceux des impôts, la vénalité sévit désormais partout ou peut s'en faut. Dans un pays qui comptabilise, selon le rapport du PNUD de 2002, quelque 12 millions de personnes vivant avec moins de 2 dollars par jour, les préjudices causés au Trésor public par les affaires de la BDL de Bir El Ater, de « l'exportation des métaux ferreux et non ferreux », d'El Khalifa Bank, de la BEA d'Oran, de la BCIA, de la BNA sont, pour ne citer que celles-ci, démesurément colossaux, se chiffrant à plusieurs milliards de dollars. Prenons l'exemple, paradigmatique entre tous, de l'« affaire Khalifa ». Selon le juge d'instruction chargé du dossier - cité par El Watan du 5 septembre 2004 - , le préjudice financier causé par le groupe Khalifa au Trésor public atteindra largement les 7 milliards de dollars. Comment une banque peut-elle parvenir à effectuer ses transferts de devises vers l'étranger au mépris des règles prudentielles et sans que la Banque centrale ait à intervenir pour sanctionner les infractions ? Pour quelles obscures raisons n'a-t-on pas actionné les instruments du régime de contrôle des changes prescrits pourtant par la Loi sur la monnaie et le crédit ? Comment a-t-on pu, sur simples « instructions verbales » (dixit le doyen des juges chargé de l'instruction de l'affaire), autoriser des établissements publics bancaires, de promotion immobilière et de sécurité sociale à déposer leurs dépôts dans une banque qui, en cinq ans d'activité (juillet 1998 - mai 2003), n'a présenté aucun bilan comptable ? Peut-on lutter réellement contre le fléau de la corruption tout en maintenant l'impunité sur de tels crimes économiques ? A force de consacrer l'impunité, le système politique algérien a fini par instaurer un nouvel art de gouverner : la dilution de la responsabilité. En dépit de l'énormité des pertes causées par ces opérations de détournements de fonds, de fuites de capitaux et autres fraudes fiscales, ces affaires de corruption politique ne sont pas vécues comme des scandales : elles n'ont en effet déclenché ni démissions de responsables, ni commissions d'enquête parlementaires, ni protestations de citoyens. Pis : l'affaire du groupe Khalifa a même été appréhendée comme « une injustice commise contre un jeune milliardaire algérien, envié pour sa prodigieuse réussite économique » ! C'est dire que si le succès fulgurant de cet « enfant terrible du capitalisme algérien » renseigne sur l'économie du système, la fascination qu'il a exercée sur de larges couches sociales, des plus nanties aux plus déshéritées d'entre elles, renseigne tout autant sur le climat moral ambiant dans l'Algérie contemporaine. A y regarder de près, il n'y a là rien de vraiment étonnant ? La chose aurait été paradoxale dans un régime constitutionnel qui consacre l'imputabilité (accountability) comme principe politique cardinal par lequel les gouvernants sont tenus de rendre compte de leurs actes de gouvernement devant le Parlement. Malgré l'irrésistible déferlante des affaires de corruption de ces dix dernières années, le Parlement algérien s'est réfugié quant à lui dans la posture, impassible, de la « grande muette ». Tournant manifestement le dos à l'éthique de la responsabilité à laquelle on reconnaît la vocation de l'homme politique, ses membres n'ont jamais diligenté la moindre enquête parlementaire pour situer les failles qui ont rendu possibles ces forfaits financiers à répétition. Pis : face à l'ampleur absolument scandaleuse qu'a atteinte la corruption dans le pays, ces derniers n'ont non seulement pas pris l'initiative d'élaborer, de leur propre chef, une loi pour combattre le fléau, mais ils viennent, dans leur majorité, de se distinguer en s'opposant à l'obligation de déclaration du patrimoine à laquelle les oblige l'article 7 du projet de loi de lutte contre la corruption - soumis par le gouvernement pour adoption. La corruption, il n'est peut-être pas inutile de le rappeler ici, est « un comportement qui s'écarte des devoirs formels d'une fonction publique en vue d'avantages sociaux ou économiques de caractère privé ; ou qui viole les règles s'opposant à l'exercice de certaines influences favorables aux intérêts privés ». Ces affaires sont, à elles seules, le révélateur à maints égards du mal politique profond qui ronge Etat et société, gouvernants et gouvernés : celui que Montesquieu a appelé la corruption des principes. C'est peu dire que la lutte contre ce fléau exige, bien plus qu'une loi, la fondation d'un Etat de droit, pensé comme une communauté éthique. Une telle perspective est cependant difficilement conciliable avec la résilience d'un système politique (jusque-là) tourné autour de l'impunité. Mohammed Hachemaoui, contraint d'interrompre sa contribution hebdomadaire, tient à s'excuser auprès de ses lecteurs pour son absence.