Depuis l'éclatement du scandale El Khalifa Bank au début de l'année 2003, les affaires de grande corruption se succèdent les unes aux autres, confirmant, s'il en était encore besoin, la place peu reluisante qu'occupe l'Algérie parmi les pays les plus fortement putréfiés par le mal politique de la vénalité. Du système bancaire au foncier agricole, des douanes aux mairies, aucun secteur ne semble échapper à la dissémination du fléau. Pour autant, cette déferlante corruptive n'a ni admis de lever le voile sur les ressorts cachés des escroqueries ni permis d'éclairer les procédés et les modes opératoires employés ; pas davantage, elle n'a donné lieu à une mobilisation citoyenne en vue de l'éradication du fléau. Un fait atterrant mérite d'être relevé ici : lors même que la corruption atteint des indices de perception très élevés - ainsi que l'attestent les rapports successifs de Transparency international, l'ONG spécialisée dans la lutte contre la corruption -, la revendication de l'Etat de droit reste, elle, incurablement muette, désespérément illusoire. Doit-on toutefois raisonnablement demander à un Etat de combattre la corruption par la justice, quand son régime s'avère se tenir au plus loin de l'Etat de droit ? Peut-on demander à une population de lutter contre la corruption au moyen de l'Etat de droit, quand celle-ci se révèle de plus en plus tolérante à l'égard des pratiques corruptives ? Entre la corruption et l'Etat de droit, il y a pourtant un lien dialectique, fût-il des plus ténus : la prolifération de la première traduit en négatif l'absence du second ; celui-ci permet de combattre celle-là. La corruption en Algérie ne peut plus, en raison même de l'ampleur des préjudices financiers qu'elle cause au Trésor public, être considérée comme accidentelle, circonstancielle ou périphérique ; pour avoir atteint son niveau actuel de prolifération, elle est, en toute hypothèse, un effet du système de pouvoir, celui-là même qui tourne le dos au principe de l'imputabilité (par lequel les gouvernants se reconnaissent comptables de leurs actes) tout en consacrant l'impunité. Paradoxalement, l'attitude embarrassée qui entoure la « lutte contre la corruption » dans le pays traduit en creux un évitement : peut-on en effet lutter contre la corruption sans attenter aux assises du régime qui aura rendu possible sinon souhaitable la dissémination de ce mal politique ? Si la corruption est par définition « un échange clandestin entre le marché politique et/ou administratif et le marché économique (et social) qui viole les normes publiques et sacrifie l'intérêt général sur l'autel des intérêts privés », l'Etat de droit est en revanche un Etat légal qui se soumet au régime du droit. Tel qu'il s'est historiquement formé en Angleterre, en France et en Prusse, l'Etat de droit est par ailleurs l'expression institutionnelle d'une société civile qui reconnaît au droit la valeur normative d'une catégorie de médiation sociale. « Dans la mesure où il remplace le régime de la puissance-propriété par une société où les hommes [...] ne se gouvernent que par institution, l'Etat de droit - écrit Blandine Kriegel - congédie la forme domaniale (seigneuriale) du pouvoir et produit la séparation de l'économie et de la politique », là où la corruption opère, à l'inverse, par transaction occulte entre le politique et l'économique. Pour ce professeur de philosophie politique, « le retour aux sources doctrinales de l'Etat de droit fait apparaître que la dissolution de la puissance dans le droit, la soumission du rapport de contrainte au rapport de contrat, enfin la substitution du procès à la violence qui constitue le procès même de l'Etat de droit, reposent en dernière analyse sur deux conditions récurrentes : la séparation des pouvoirs et l'institutionnalisation des droits de l'homme. » La revendication de l'Etat de droit, on l'aura compris, a une portée hautement significative, celle de repenser à nouveaux frais les assises normatives de l'ordre politique et social. Un tel objectif exige moins un Etat policier qu'un patriotisme constitutionnel. Tout plaide aujourd'hui en faveur d'un tel idéal politique : la prolifération de la corruption, l'arbitraire, la déshérence de la passion patriotique, la fièvre de l'affairisme, le vide de sens. S'inscrire dans cette perspective dégagée par Jürgen Habermas - le défenseur le plus éloquent du républicanisme kantien- a un coût : celui d'appréhender la politique comme « la forme réflexive d'un contexte de vie éthique ».