Les premières conclusions rendues publiques par Le Soir d'Algérie du rapport établi par l'Inspection générale des finances (IGF) au sujet des 27 projets confiés, sur le mode du gré à gré, par Sonatrach à Brown and Root Condor, suffisent, par leur éloquence seule, à engager un débat public sur la corruption qui sévit dans les murs de la maison Algérie. Avec ses 7 milliards de dollars de perte causées au Trésor public, « l'affaire Khalifa », éclatée un an avant l'élection présidentielle d'avril 2004, avait pour ainsi dire de quoi sonner le tocsin. A défaut cependant d'une lutte, par les instruments de l'Etat de droit, contre la corruption, celle-ci a connu une expansion sans précédent dont la spirale continue de torsader l'Etat et la société tout ensemble. Aucun secteur n'échappe à cette déferlante : des hydrocarbures aux travaux publics, de dessous de table des « gens d'en haut » à la « tchippa » (commission) des « gens d'en bas », la corruption semble s'instituer par la routinisation et l'impunité. La disproportion entre la corruption d'une part et la réaction que celle-ci suscite d'autre part est un précieux révélateur du mode de gouvernement en cours dans un pays : ici, autant la première se révèle outrageuse par ses montants exorbitants, autant la seconde se montre outrageante par ses réponses timides, précautionneuses, circonscrites, ponctuelles. Si l'on admet, en partant de l'ubiquité du phénomène, que cette corruption n'est pas accidentelle, il nous faudra alors faire déplacer l'analyse vers les causes du fléau. Ici surgissent quelques questions : pourquoi y a-t-il autant de corruption en Algérie ? Est-ce le trop d'Etat ou, a contrario, le peu d'Etat qui en est à l'origine ? Est-elle un effet non intentionnel du système politique ou, à l'inverse, un de ses effets de structure ? Est-elle un mode de fonctionnement ou de dysfonctionnement de la formule politique ? Mais avant, il est de bonne méthode de revenir à la structure qui a permis à la vénalité de prendre son essor : l'Etat. L'Etat algérien, on le sait, est rentier ; prélevant plus de 75% de ses revenus de la fiscalité pétrolière, son gouvernement y jouit d'une autonomie fiscale vis-à-vis de sa population. Parce que tout Etat est en soi un mode de gouvernement, l'Etat rentier est, pour parler comme Michel Foucault, une gouvernementalité : s'il n'éprouve pas le besoin économique d'imposer sa population par l'impôt, le gouvernement de l'Etat rentier n'en ressent pas davantage la nécessité de lui rendre compte de sa gouvernance au quotidien, son autonomie vis-à-vis de la société le rendant in fine non responsable devant elle. Illustrons le propos. En dépit de l'outrance des préjudices causés par l'affaire Khalifa au Trésor public, le mode de gouvernement algérien n'a nullement ressenti la nécessité politique (sinon éthique) de situer les responsabilités à l'origine de cette énorme affaire d'évasion de capitaux. En tant que « conduite des conduites », la gouvernementalité rentière prévient l'avènement du citoyen, l'émergence de la société civile, la formation de la société politique : dépolitisation (par l'achat de la paix sociale) aidant, aucun mouvement citoyen ne s'est manifesté pour exiger la vérité, aucune enquête parlementaire n'a vu le jour pour jeter la lumière sur cette escroquerie, honteuse entre toutes. Mais celle-ci n'est ni singulière, ni exceptionnelle, ni inaugurale, ni terminale. Les affaires qui l'ont précédée ont toutes connu plus ou moins le même sort, oscillant entre l'opacité et le règlement de comptes. Mais s'il y a production d'un effet, c'est qu'il y a, au préalable, existence d'un système. On l'a compris, entre Etat rentier, clientélisme politique et corruption, il y a des liens réciproques et des cercles vicieux qui achèvent de tisser un système. Le poids de chacun de ces termes pris isolément a évolué en quarante ans donnant à l'ensemble une figuration différente des années 1960 à nos jours : alors que la consécration du patronage politique a généré une sous-institutionnalisation de l'Etat ; la prévalence des rapports personnalisés (régionalisme, népotisme, clientélisme) au détriment des rapports impersonnels qu'exige une administration légale-rationnelle a considérablement favorisé la surrection de la corruption et sa dissémination sociale. Or qu'est-ce que la corruption sinon un comportement qui s'écarte des devoirs formels d'une fonction publique en vue d'avantages sociaux ou économiques ? C'est en définitive sur le refus consacré par le mode de gouvernement de l'Etat rentier, donc du système politique algérien de l'accountability (l'obligation, pour les gouvernants, de rendre compte aux gouvernés de leurs actes de gouvernement) et la consécration du patronage que la corruption a prospéré en Algérie… au détriment de l'institutionnalisation du pouvoir, de la construction de l'Etat moderne. Le pouvoir corrompt et l'absence de pouvoir de contrôle corrompt absolument.