Le parfum de la révolution libyenne est visiblement en train de virer au musc. Alors que la Libye célébrait, dimanche, la libération du pays, le président du Conseil national de transition (CNT), Moustapha Abdeljalil, a cru bon, en effet, d'annoncer comme première mesure post-Gueddafi l'introduction de la charia dans le pays. «En tant que pays islamique, nous avons adopté la charia comme loi essentielle et toute loi qui violerait la charia est légalement nulle et non avenue», a-t-il souligné dans un discours prononcé à Benghazi. L'ancien ministre de la Justice sous El Gueddafi a cité à titre d'exemple «la loi sur le divorce et le mariage» qui interdisait jusque-là la polygamie et autorisait le divorce, et qui ne serait désormais plus en vigueur. Il a également annoncé l'ouverture de banques islamiques. Loin d'être vraiment une surprise, la décision a néanmoins suscité l'inquiétude du monde occidental, qui s'attendait probablement à ce que le nouveau régime libyen soit beaucoup plus en phase avec son temps. La France, premier pays à reconnaître le CNT en mars dernier et fer de lance de l'opération contre l'ex-dirigeant libyen, assassiné dans des conditions qui ont provoqué la réprobation de toutes les organisations internationales de défense des droits humains, a donné en tout cas l'impression, hier, d'avoir été prise de court par cette sortie. Abasourdi par les déclarations de son «protégé», Paris a dû user de la menace pour contraindre les nouvelles autorités libyennes à nuancer quelque peu leur discours. «Nous serons vigilants à ce que les valeurs que nous avons défendues aux côtés du peuple libyen soient respectées : l'alternance démocratique, le respect de la personne humaine, l'égalité des droits entre l'homme et la femme. Pour nous c'est absolument essentiel», a martelé, hier, le ministre français des Affaires étrangères, Alain Juppé. Dans sa réaction, l'Union européenne (UE) est allée plus loin, puisqu'elle s'est dite «attendre de la nouvelle Libye qu'elle soit fondée sur le respect des droits de l'homme et des principes démocratiques. Il n'y a pas eu des milliers de morts pour qu'aujourd'hui il y ait un retour en arrière à l'iranienne», a déclaré Maja Kocijancic, porte-parole de la responsable de la diplomatie européenne, Catherine Ashton. Paris et Bruxelles inquiets Ce n'est pas tout. La Fédération internationale des ligues des droits de l'homme (FIDH) s'inquiète aussi des «menaces de régression» en Libye et appelle les Libyens à faire preuve de «vigilance». «Incontestablement cela m'inspire une inquiétude à l'égard de ce qu'il faut appeler clairement des menaces de régression (...). Les Libyens et les Libyennes doivent faire preuve de vigilance. Il n'y a pas eu des milliers de morts pour qu'aujourd'hui il y ait un retour en arrière à l'iranienne», a déclaré Souhayr Belhassen, la présidente tunisienne. La presse occidentale s'est également mise de la partie et craint que la Libye passe «d'une dictature à l'autre». Devant ce tollé occidental, Moustapha Abdeljalil n'a donc eu d'autre choix que de se remettre, hier, devant les caméras de télévision pour donner des assurances à l'Occident en affirmant notamment que les Libyens étaient des «musulmans modérés» et qu'il n'y avait rien à craindre d'eux. Le président du CNT – qui n'a pas jugé utile d'attendre que les Libyens choisissent eux-mêmes le système politique dans lequel ils souhaitent vivre ainsi que viennent de le faire les Tunisiens – a ainsi rectifié le tir en soutenant : «Je voudrais que la communauté internationale soit assurée du fait qu'en tant que Libyens, nous sommes musulmans mais musulmans modérés.» Mais cet empressement à jeter les bases à un Etat islamique n'a d'ailleurs pas échappé à Alain Juppé qui a insisté sur l'idée que «c'est au peuple libyen qu'il appartient de choisir son destin dans des élections libres», indiquant penser qu'«il y a place tout autour de la Méditerranée pour un Islam qui soit conciliable avec nos valeurs démocratiques». Quoi qu'il puisse être dit sur les intentions du président du CNT, cet épisode laisse supposer que la gestion de la donne islamiste en Libye ne sera pas une sinécure. Les Libyens découvrent aussi que lorsque l'on évolue à un jet de pierre des côtes européennes, on n'a pas le droit de faire ce que l'on veut. Au-delà, la feuille de route, annoncée en août par le CNT, prévoit qu'un gouvernement intérimaire chargé de gérer la transition doit être formé un mois après l'annonce de la libération du pays. Moustapha Abdeljalil a annoncé, à ce propos, que celui-ci pourra être mis en place «d'ici deux semaines». Par ailleurs, des élections constituantes doivent avoir lieu d'ici huit mois maximum. Selon le plan du CNT, elles doivent être suivies d'élections générales un an après au plus tard. Moustapha Abdeljalil et ses alliés idéologiques essaieront-ils encore de fermer le jeu ?