Un sage d'antan avait coutume de dire à son entourage direct : «Méfiez-vous de l'impact de toute légende. Celle-ci reste indélébile dans l'esprit de l'être humain !» Est-ce à dire que la légende, en tant que telle, se suffit à elle-même, que son statut si spécifique l'autorise à évoluer à sa guise à travers les âges et les sociétés ? Le poète François Villon (1431-1463), très avisé sur ce sujet, voulant à coup sûr se soustraire aux effets de tout ce qui fut colporté sur son compte avant de disparaître volontairement, invita la postérité à se montrer compréhensive à son égard et à celui de tous ceux qui furent rattrapés par des légendes, tissées à tort ou à raison, contre eux. «Frères humains, chante-t-il dans la Ballade des pendus, qui, après nous vivez, n'ayez les cœurs contre nous endurcis…». Wolfgang Amadeus Mozart (1756-1791), se saisissant du même thème, a voulu contourner celui-ci tout en sachant que la postérité aurait le dernier mot en ce qui le concerne. Diminué physiquement, alors qu'il n'avait pas plus de 35 ans, endetté et délaissé par la société viennoise, il composa sa Marche funèbre. Vérité vérifiable, selon certains de ses biographes, ou légende fabriquée par d'autres auteurs, le requiem de Mozart en l'honneur de sa propre personne est là, joué et rejoué à travers le monde depuis plus de deux siècles. Finalement, c'est Mozart qui a triomphé, non seulement de sa légende, mais aussi de ses contemporains pour l'avoir abandonné comme s'il n'avait pas été la coqueluche de Vienne durant toute sa vie. Ce besoin pressant de rectifier le tir et de se forger une image personnelle, viable et acceptable par la postérité, on le retrouve, esthétiquement et intelligemment agencé, chez le poète Malik Ibn Eayb, du premier siècle de l'Hégire. Il serait, selon ses biographes, l'auteur d'un seul poème, mais quel poème ! En fait, il fit sa propre élégie qui, au-delà de toute autre considération, s'inscrivit dans le panthéon de la poésie arabe et devint, par sa métrique et sa sonorité, le modèle d'excellence à suivre par tous ceux qui ont eu quelque prétention de chanter leurs exploits guerriers en affrontant la mort dévastatrice. Poète, bandit d'honneur et grand buveur au nord de l'Arabie, de noble souche de surcroît, il fut emprisonné à plusieurs reprises avant de se décider à revenir à de bons sentiments à l'égard de la société. Il prit alors la décision de faire partie de l'armée qui s'apprêtait à conquérir la citadelle de Khorasan. Mais, avant d'atteindre les remparts de cette ville, il fut piqué par un serpent venimeux sous sa propre tente. Voyant la mort s'approcher, il ne put s'empêcher de fondre en larmes dans quelques strophes qui ont fait depuis partie de ce qu'on a appelé, El yatimate, dont les auteurs ne sont connus que par un seul poème. Si le requiem de Mozart, à l'image de toute sa composition musicale, n'a souffert d'aucune altération, défiant ainsi la postérité elle-même, l'élégie de Malik Ibn Rayb, elle, est devenue presqu'un poème apocryphe puisque plusieurs versificateurs y ont mis leur grain de sel, sans la moindre gêne, ni intelligence. Du reste, le fonds de cette élégie est décelable pour ceux qui sont en mesure de dégager le grain de l'ivraie. Notre poète, pour le commun de ses lecteurs, fait face à la postérité comme L'albatros de Baudelaire qui traîne sur le pont du navire des ailes piteuses devant des marins dénués de toute pitié à son égard. Ainsi donc, il coulera de l'eau sous les ponts avant qu'un consensus soit établi entre les hommes, tout particulièrement parmi les poètes, les musiciens et les différents créateurs artistiques, sur la manière d'appréhender la mort, même si cette dernière se montrera jusqu'à la fin du temps toujours hideuse et récalcitrante à la fois. En attendant, consolons-nous en répétant à la suite du poète métaphysicien anglais, John Donne (1572-1631) : «Ô mort, cesse d'exhiber ta fierté. Toi, aussi, tu connaîtras la mort un jour !». [email protected]