Que Mozart soit un génie, il ne fallait pas attendre la célébration, amplifiée par la télévision, du 250e anniversaire de sa naissance, en 2006, pour en être convaincu. Si la question se posait, la réponse coulerait de source. Avec pourtant cette interrogation : le génie de Mozart est-il unique ou supérieur à celui de Jean-Sébastien Bach, de Beethoven ou de Frantz Schubert ? Mozart a bénéficié, a posteriori, d'une compassion universelle fondée sur les circonstances de sa mort alors qu'il n'avait que 35 ans. Mais Schubert, Georges Bizet sont morts eux aussi très jeunes sans que cela constitue une valeur ajoutée à leur gloire. La mort de Mozart a engendré des mythes et des contre-vérités historiques qui ont résisté au temps et qui ont été propagés par la rumeur, la littérature et par les moyens formidables du cinéma. Parmi les idées reçues figure en bonne place celle qui a consisté à croire que Mozart avait été assassiné par le compositeur italien Antonio Salieri. Cette croyance a été puissamment réactivée par le film de Milos Forman, Amadeus. Milos Forman a aidé à croire à la noirceur de Salieri, compositeur médiocre écrasé par le talent divin du bien-nommé Amadeus. Les deux hommes avaient presque le même âge. Antonio Salieri est né en 1750, six ans à peine avant Mozart. Sous l'impulsion de son premier maître, Leopold Gassmann, Salieri, natif de Vérone, se destine doublement à l'enseignement et à la composition musicale. Il fera carrière dans les cours européennes. Il était certainement plus pragmatique que Mozart qui vécut désargenté pendant de longues années et jusqu'à la fin de sa vie. Il n'était peut-être pas seulement ce jeune homme frivole et insolent que décrit Forman sous les traits de l'acteur américain Tom Hulce, mais un musicien qui se demandait s'il mangerait demain. Avant Milos Forman, le grand poète russe Alexandre Pouchkine (1799-1837) avait été le premier à écrire sur la rivalité supposée entre Mozart et Salieri. L'œuvre de Pouchkine a alimenté cette terrible spéculation sur la mise à mort de Mozart par Salieri. Celui-ci n'a pu inspirer alors qu'aversion et dégoût à des générations de mélomanes à travers les siècles. Même le compositeur russe Nikolaï Rimsky-Korsakov s'était mis de la partie avec son Mozart et Salieri. Nul ne se souvient que Salieri avait tout de même été le professeur de Beethoven, de Schubert et de Frantz Liszt. On ne le sait pas poursuivant de sa haine ces si prestigieux élèves qui, comme Mozart, le surpassent en talent. En fait, Salieri admirait Mozart et il était persuadé de son génie. Il paraît évident que Salieri est le bouc émissaire que s'est choisi la bonne conscience universelle pour expier la non-assistance à Mozart lorsqu'il était en danger. Salieri est un coupable si idéal qu'on force le trait en lui attribuant l'empoisonnement Wolfgang Amadeus Mozart. Milos Forman a été encore plus loin dans son film en présentant Salieri comme le commanditaire du Requiem, cette œuvre sublime qui fut la dernière de Mozart, dont il ne termina pas la composition et qui sera achevée par Sussmayer qui était tout simplement l'un des anciens élèves de Salieri. Le vrai commanditaire était un notable, le comte Wallsegg-Stuppach, qui entendait faire exécuter ce Requiem à la mémoire de son épouse défunte en faisant croire qu'il en était l'auteur. C'est l'un de ses émissaires, abrité derrière un masque, qui rend à Mozart la terrible visite que décrit Milos Forman dans son film. Mais lorque Mozart est conduit au cimetière, un seul homme suit son convoi funèbre : c'était Salieri. Le compositeur italien manquait de majesté dans ses œuvres, était-il pour autant ce monstre qui attenta à la vie du génie ? Antonio Salieri n'a mérité peut-être ni l'excès d'honneur ni l'indignité qui le poursuit depuis deux siècles et demi. Ce qui reste en suspens, c'est l'atteinte à la mémoire de Salieri, cet acharnement dans le parti pris récurrent. Salieri, mort en 1825 - deux ans avant Beethoven -, a été jugé sans autre forme de procès que celle de le déclarer coupable, car le crime qui lui était imputé dessinait les contours d'un monde en noir et en blanc. C'est en cela que Salieri est victime de la notoriété de Mozart que de la plume de Pouchkine qui l'a enfermé dans une coupable éternité. Qui voudrait écouter sa musique après cela ?