Le devoir de mémoire revêt une importance particulière pour l'écriture de l'histoire de la guerre de Libération nationale. Cependant, celle-ci demeure toujours d'une actualité brûlante, elle procède malheureusement de moult surenchères politiciennes. S'il en est, elle est souvent interpellée pour justifier et légitimer certaines étapes vécues présentement par le pays. Il est à craindre que la volonté proclamée d'écrire « une histoire officielle » de la guerre de libération - histoire déjà balisée et jalonnée - ne procède de cette vision manichéenne. Il est de notre devoir de rendre un vibrant hommage à certains héros « oubliés », parmi eux le chahid Fernand Iveton, guillotiné le 11 février 1937 à Serkadji. La période de 1954 à 1962 fut dure, terrible et atroce. Elle fut cruelle et douloureuse. Paradoxalement, elle fut militante et fraternelle. Tant d'êtres souffrirent. Cependant, c'est dans ces moments douloureux que certains Algériens (de souche) et Algériens d'origine européenne apprirent à mieux se connaître, et qui plus est en ces jours de vérité nue. Quarante-trois années après la fin de la guerre d'Algérie, l'on hésite encore parfois dans le choix du vocabulaire, afin de ne pas raviver des blessures non cicatrisées. Qui mieux que le sacrifice d'Iveton pourrait symboliser les passerelles empreintes d'humanisme et de justice, jetées entre les hommes de différents horizons sociaux, raciaux et religieux ? Qu'évoque ce nom pour les jeunes Algériens ? La réponse est douloureuse et pour cause, l'histoire de ce militant de la première heure est pratiquement méconnue des nouvelles générations de notre pays. La raison est à chercher du côté de la culture de l'oubli, et ce, en l'absence de toute référence au nom Fernand Iveton sur les édifices publics. Après l'indépendance, le père de Fernand supplia en vain les autorités algériennes de donner à son fils ne serait-ce qu'un petit bout de rue. Désespéré d'avoir échoué, il appela Villa Fernand le pavillon qu'il possédait en France. Hélas, quelques années plus tard, on s'est rappelé, à I'occasion, du sacrifice de ce chahid, non pas pour lui rendre hommage et justice en même temps, mais pour redorer le blason des autorités de l'époque. Il fut mis à mal par un article publié dans le journal le Monde dans lequel il était question de l'ingratitude des autorités algériennes à l'égard des martyrs algériens d'origine européenne. Ce faisant, le cas de Fernand Iveton est cité en exemple. Aucune rue ni institution ne porte le nom de ce chahid. Le soir même de la publication de cet article les mettant en cause, les autorités de l'époque - parti unique oblige - ont instruit la kasma FLN d'El Madania A(ex-Clos Salembier), quartier natal de Fernand Iveton, de procéder à la baptisation express d'une petite ruelle mesurant à peine 30 m. Heureusement que cette mascarade post-mortem à l'endroit de ce chahid, qu'on ne peut que qualifier d'ubuesque et de tragique à la fois, n'altère en rien le parcours de cet authentique patriote qui a été synonyme de courage, de probité et de sacrifice, et ce, jusqu'au pied de la guillotine où il a crié « Tahia El Djazair », avant d'être exécuté en compagnie de deux autres chouhada auxquels nous rendons un vibrant hommage. Il s'agit en l'occurrence de Mohammed Ounnouri et de Ahmed Lakhnache. Avant son exécution, il a été conduit au greffe de la prison, là il déclare : « La vie d'un homme, la mienne, compte peu, ce qui compte c'est I'Algérie. Son avenir et l'Algérie sera libre demain. » Le chahid Didouche Mourad qui était son voisin de quartier (La Redoute-Clos Salembier) disait de lui : « S'il y avait beaucoup de gens comme lui, cela aurait changé bien des choses. » Son avocat Charles Lainné a été frappé par l'attitude d'Iveton lors de son exécution, il disait : « Il avait I'attitude d'un homme droit en faisant preuve d'un courage admirable. » Il avait ressenti la condamnation à mort, l'exécution d'Iveton comme une grosse injustice et un déshonneur pour la France. Fernand Meisonnier, son bourreau, disait de lui : « Celui-là fut un condamné à mort modèle, droit, impeccable courageux jusqu'au couperet. » L'enfant de Clos Salembier a été très sensible à la misère qui frappait la population musulmane de son quartier. Il a d'abord commencé à militer dans la cellule de la jeunesse communiste de la Redoute-Salembier. Ensuite après le déclenchement de la Révolution, sa démarche était celle d'un homme qui n'était ni un idéologue ni un aventurier, pas de rupture mais un glissement progressif vers les combattants du FLN : réunions clandestines, asile offert à des militants recherchés et au fil des mois une interrogation lancinante : « Que fait le Parti ? » Iveton est de ceux qui souhaitent un total engagement. Il s'enrôle dans les Combattants de la libération (CDL), structure clandestine armée créée par le Parti communiste algérien en juin 1956. Mais son groupe ne lui propose que des actions dérisoires, tandis que son ami d'enfance et voisin Henri Maillot, officier déserteur, tombe au combat. Iveton s'impatiente. L'absorption des CDL par le FLN va lui ouvrir les voies de l'action. Il accepte de poser à l'usine à gaz dit Ruisseau une seule bombe au lieu des deux que lui ramène Jacqueline Guerroudj, et ce, faute de place dans son sac de travail. Lors de son arrestation et en dépit des tortures atroces qu'il avait subies, pour permettre à la deuxième bombe que transportait Jacqueline d'exploser, il a pu orienter les enquêteurs sur une fausse piste. En parlant de la fameuse blonde, conduisant une 2CV, alors que Jacqueline avait les cheveux noirs et était au volant d'une voiture Dyna (Panhard). Cette résistance a permis de retarder l'arrestation de Jacqueline et des autres. A travers cette description, on a longtemps cru qu'il s'agissait de Raymonde Peschard. La fille de Saint-Eugène est morte au maquis quelques mois plus tard en Wilaya III (une autre martyre à qui nous devons rendre hommage). A ce chahid qui a su vivre et mourir pour son idéal avec tant de simplicités et de grandeur, nous lui devons bien un hommage à la hauteur de son sacrifice, qui le sortira de la nuit de l'oubli où il a été longtemps confiné par l'histoire officielle. Une initiative qu'il y a lieu de sacraliser et d'étendre à d'autres victimes de la culture de l'oubli, car ils ont tant souffert pour faire sortir le peuple algérien des ténèbres dans lesquelles il a été trop longtemps confiné par le système colonial. En rendant hommage à ces héros, nous contribuons à renforcer davantage les valeurs de fraternité, d'humanisme, de tolérance et de liberté dans l'Algérie d'aujourd'hui. Dieu Sait qu'on en a grandement besoin pour se comprendre et se respecter. Hélas, 43 ans après l'indépendance, nous assistons à une volonté manifeste de certains politiciens français de positiver la colonisation française et partant, insulter la mémoire de nos martyrs. La meilleure manière de répondre à ces nostalgiques de « l'Algérie française », c'est de revisiter notre histoire en préservant la mémoire de ces milliers de patriotes qui sont morts pour une cause très juste. En revanche, un mea culpa et un pardon du gouvernement français à l'endroit des peuples colonisés serviront davantage à rapprocher les peuples et honoreront la France actuelle. En dépit de leur statut de privilégiés, qu'ils avaient dans le système colonial, des Algériens d'origine européenne, se sont battus aux côtés de leurs frères algériens, un grand nombre d'entre eux sont morts tels que Maillot, Laban, Raffini, Simeon, Audin, Peschard, Dr Coulion, et d'autres... Cela constitue une preuve on ne peut plus claire que la colonisation était synonyme d'injustice, d'oppression, et de ségrégation. Et pour cause, les Algériens étaient considérés comme sujets français et non pas comme citoyens français. En somme, ils doivent se battre et mourir pour la France, mais n'ont pas les mêmes droits que les Français. C'est pour toutes ces raisons et d'autres encore plus nobles que nous devons rendre un hommage appuyé à ces hommes et femmes qui ont su sans aucune hésitation choisir le camp des opprimés.