Cette facilité de verser dans l'idée de l'adaptation, telle que conçue par nos réalisateurs, enchaîne le théâtre dans le mode expérimental et l'éloigne de plus en plus de la créativité. Mort accidentelle d'un anarchiste» du prix Nobel de littérature (1997), Dario Fo est à la base de la toute dernière production du théâtre régional de Batna (TRB). Adaptée et réalisée par Fouzi Benbrahim, premier prix de la réalisation au dernier festival national du théâtre professionnel, La dose de vérité, a été présentée en avant-première la semaine passée à un public venu nombreux. La pièce est inspirée des événements sanglants qui ont marqué l'Italie vers la fin des années 1960, et plus précisément l'attentat de Piazza Fontana, qui le 12 décembre 1969 avait fait, selon la presse d'alors, 16 morts et plus de 80 blessés parmi les clients de la banque d'agriculture. Des arrestations dans les milieux anarchistes se sont soldées par la mort douteuse (défenestration) lors de l'interrogatoire d'un des accusés dans la préfecture de police de Milan. La pièce relate l'interrogatoire d'un fou pour usurpation d'identité. Mais, cette fois, c'est l'interrogé qui mène la danse. Il fait éclater la vérité et met en lumière les dérives d'une société en chute libre. Voici donc une œuvre qui pourrait, on ne peut mieux, refléter une réalité propre au contexte qui est le nôtre. Avec une riche distribution (Halima Benbrahim, Fouad Leboukh, Ramzi Kedja, Salah Boubir, Samir Oudjit), la pièce produite par le TRB aurait pu faire meilleure sensation, pour peu que l'auteur eût respecté les règles qui s'imposent. Il devait tout d'abord éviter la mention «adaptation», puisqu'il s'agit d'une simple traduction ! La scénographie, exécutée par Fouzi Ben H'mimi, pose problème de son côté quant à la fidélité aux objectifs du texte original, tant qu'il s'agit d'une traduction, qui vise dans son fond à illustrer le côté sinistre des commissariats de police. Un décor tout en rose, qui rappelle étrangement la fameuse série de la panthère rose. L'auteur lui-même avoue avoir sciemment choisi de donner un aspect cartoon à l'œuvre qui, en dépit du genre loufoque, s'attaque à des sujets très sérieux. Les comédiens n'ont pas manqué de talent et se sont donnés à fond. Les contraintes de la mise en scène ont cependant altéré le texte et ont eu des retombées sur son débit. En effet, le texte débité d'une manière trop rapide a enfermé les comédiens dans une même gamme, entraînant de fait l'absence quasi-totale de variation dans les voix des différents personnages. Quant au texte et tout en respectant le choix de l'auteur de la langue arabe littéraire, il est nécessaire de souligner l'insistance de Dario Fo, adepte impénitent d'Antonio Gramsci*, sur cet aspect : «En Italie, les pauvres sont privés de parole. On ne donne pas aux pauvres le moyen de s'exprimer pour exposer et faire valoir leurs propres droits, ils ne peuvent pas communiquer parce qu'ils ne parlent pas la langue du pouvoir.» Et c'est explicitement que lui a opté pour une langue moins châtiée ! Reste ce concept d'adaptation qui, selon l'avis de plusieurs spécialistes du théâtre qui ont choisi de garder l'anonymat en raison de l'omerta qui claustre les débats autour du 4e art, exige plusieurs conférences pour y apporter l'éclairage nécessaire. En fin de compte, cette facilité de verser dans l'idée de l'adaptation telle que conçue par nos réalisateurs enchaîne le théâtre dans le mode expérimental et l'éloigne de plus en plus de la créativité. *Gramsci : la question de la langue est un aspect de lutte politique