Des oeuvres détruites, des artistes malmenés, des festivals attaqués….Ni le parti d'Ennahda, ni le gouvernement de Merzouki n'ont condamné la montée de violence des salafistes tunisiens. Extrémisme religieux et démocratie font-ils bon ménage ? Alaya Allani, Historien et chercheur en islamisme au Maghreb à l'université Manouba de Tunis, décrypte, pour El Watan Week-end, l'équation islamiste de Tunisie. Les heurts des islamistes, en Tunisie, semblaient anecdotiques. Cependant, dernièrement nous avons relevé une recrudescence des actes de violence envers la société civile. Pourraient-ils aller plus loin ? Dès les premiers jours de la révolution tunisienne du 14 janvier 2011, les islamistes d'Ennahda ne cessaient d'affirmer la compatibilité entre l'islam et la démocratie. Au cours de la campagne électorale, ils avaient présenté un programme qui ne diffère en rien ou presque de ceux des partis laïques (aucune mention de la charia, un soutien total au Code de statut personnel, etc.). Mais juste après les élections du 23 octobre 2011 qui donnaient au Nahdhaouis 41,90% des voix, les islamistes ont commencé à défendre un discours autre que ce qu'ils ont présenté avant les élections, lequel se caractérise par une volonté d'islamiser les textes de loi, en cherchant à mentionner la charia comme source de législation dans la future Constitution. Devant la résistance de la société civile, ils ont renoncé à ce projet. Une criminalisation de toute menace au sacré. Un rapprochement inattendu avec les salafistes sous prétexte de la nécessité d'impliquer cette tendance dans le paysage politique afin de la rationaliser. Le pouvoir islamiste a déjà légalisé trois partis salafistes (Hizb Al Islah, Hizb El Aman, Hizb Arrahma) et un parti de la mouvance de l'islam radical, Hizb Attahrir, qui ne cesse de déclarer qu'il est contre la démocratie et le régime républicain. La stratégie de neutralisation des salafistes, adoptée par Ennahda, n'arrive pas à arrêter leurs actes de violence contre les bars, les restaurants et les locaux publics.
Ils s'en sont pris aux artistes et aux manifestations culturelles, mais l'Etat n'a pas l'air de s'en inquiéter. Les déclarations officielles n'ont pas modéré les actes de violence… L'attaque salafiste contre les artistes et les festivals culturels a suscité une réaction d'indignation chez l'élite et même chez une partie de l'opinion publique. Le gouvernement, qui se sent gêné par ces attaques, réagit timidement, soit par des communiqués dénonçant ces actes, soit par des arrestations de salafistes qui se terminent dans la plupart du temps par leur libération après quelques jours. La classe politique non islamiste voit d'un mauvais œil les dernières déclarations de Ghannouchi et de Jebali, très indulgentes envers les salafistes, et leur appel à maintenir le dialogue avec cette mouvance pour l'intégrer dans le paysage politique, afin d'éviter toute activité clandestine. Personne ne refuse le dialogue avec les salafistes, mais ce qui est inacceptable, c'est leur recours à la violence qui perturbe la paix sociale. Le gouvernement ne prend pas les mesures nécessaires pour éviter le pire. Un communiqué du ministère de l'Intérieur a révélé qu'il n'avait pas prévu les conséquences de l'incident du Festival de Bizerte. Après que les islamistes aient perturbé un spectacle, le public a violemment protesté contre les violences salafistes. Le parti Ennahda préfère parfois maintenir l'ambiguïté dans ses relations avec ses alliés, qu'ils soient des salafistes ou des partis de la troïka, parce qu'il est en train de reconstruire la carte des alliances, en prévision de l'élection présidentielle de 2013. Ennahda se prépare pour un difficile face-à-face électoral avec le parti Appel de Tunis de l'ancien Premier ministre, Béji Caïd Essebsi. Il y aura certainement d'autres opposants mais ils sont de moindre envergure. C'est pour cela que les islamistes essayent de regrouper autour d'eux le maximum de courants politiques. D'ailleurs, la direction d'Ennahda s'est sentie dans l'embarras lorsque le président Marzouki a comparé la politique d'Ennahda à celle du RCD (ancien parti de Ben Ali, ndlr), lors de son discours d'ouverture au deuxième congrès (du CPR ndlr), le 25 août dernier. Marzouki avait aussi dénoncé la stratégie hégémonique du parti islamiste majoritaire concernant les nominations aux postes-clés de l'administration. Cette stratégie ambiguë sert, à mon avis, Ennahda. C'est déjà une stratégie adoptée par la majorité écrasante des partis islamistes dans le Monde arabe.
Les médias parlent de trois groupes distincts : les ultraconservateurs, les conservateurs et les progressistes. Pouvez-vous les définir et nous dire ce qui les rapproche et les différencie ? Il n'existe pas de progressistes parmi les agresseurs. Il y a des conservateurs qui appartiennent soit à la tendance salafiste réformiste (Salafyya Ilmyya) dirigée par Béchir Belhassan, soit à la tendance salafiste jihadiste dirigée par Seifallah Ben Hassine connu sous le nom de Abou Iyadh. On trouve aussi parmi les agresseurs de faux salafistes alliés avec d'anciens responsables RCDistes de l'ex-parti de Ben Ali.
Le mouvement Ennahda tangue entre deux positions. Pourquoi cultive-t-il cette ambiguïté et n'ose pas trancher ouvertement sa profonde conviction ? Ennahda n'arrive pas à trancher concernant la question salafiste et préfère tenir un discours ambigu qui oscille entre un libéralisme politique et un conservatisme religieux. Ennahda n'ose pas exprimer ouvertement sa propre conviction, parce que ses fondements théoriques s'inspirent largement de la pensée salafiste. Ses relations avec quelques pays du Golfe nécessitent un rapprochement avec une version conservatrice de l'islam. Les salafistes constituent pour Ennahda un allié malgré certaines hostilités.
La société tunisienne a longtemps bataillé pour ses droits, comment va-t-elle répliquer face à cette montée islamiste ? Depuis longtemps, les Tunisiens s'attachent beaucoup à leurs acquis sociaux (droits de la femme, modernité, enseignement mixte, etc.), c'est-à-dire à un modèle de société libérale, ouverte et tolérante. Je ne pense pas qu'ils vont renoncer facilement à tous ces acquis. La société civile tunisienne est vigilante et capable de défendre les acquis de la modernité.
Pensez-vous qu'à long terme, le wahhabisme, qui empêche tout effort intellectuel, gagnera du terrain dans les pays du Maghreb? Le wahhabisme n'aura pas d'avenir dans la nouvelle Tunisie et même dans les pays du Maghreb malgré les dernières tentatives de quelques prédicateurs saoudiens de diffuser la doctrine wahhabite en Tunisie. Cela se fait par le biais de cycles de formation, lancés récemment à l'adresse de jeunes ayant un niveau d'instruction très limité. Abdelfattah Mourou, un des fondateurs d'Ennahda, a déclaré que ces derniers reçoivent, pendant la période de formation, une prime de la part des organisateurs. Les analystes dénoncent la passivité du mouvement Ennahda et du gouvernement envers de telles initiatives. L'Algérie a aussi beaucoup souffert des répercussions de la pensée wahhabite au début des années 1990. La Libye est encore sous le choc de la démolition par des salafistes du mausolée du saint Abdessalem Al Asmar de Tripoli, construit au XVIe siècle, le 25 août dernier.
Peut-on dire que, finalement, la démocratie dans nos pays est incompatible avec les dogmes des islamistes ? Il est un peu tôt pour dire que l'islamisme est incompatible avec la démocratie. Le premier bilan des islamistes au pouvoir, malgré la courte durée, n'est pas du tout positif : le double discours persiste, l'hostilité envers les artistes et l'élite intellectuelle continue. Je pense que l'aile libérale du mouvement Ennahda qui représente 40% de sa base, selon les dernières statistiques du 9e congrès du mouvement, n'arrive pas à contrôler les rouages du parti. Surtout que Rached Ghannouchi continue à bénéficier des pleins pouvoirs, en vertu du règlement intérieur. D'ailleurs pendant le 9e congrès du parti, les motions de l'aile libérale ont été rejetées, par exemple l'élection du chef du parti par le majliss choura (conseil national) et non par les congressistes, l'élection du bureau exécutif au lieu de sa nomination par le chef du mouvement, la séparation entre la vocation politique et la vocation religieuse du parti…
Pour certains, les islamistes ne sont qu'une invention pour détourner les regards des vraies questions d'ordre démocratique comme en témoigne l'expérience de l'Algérie… C'est une thèse partagée par quelques analystes qui croient que le mouvement Ennahda vise par cette stratégie à détourner les regards des vrais problèmes socioéconomiques. Mais il y en a d'autres qui croient que les islamistes donnent beaucoup d'importance à la continuité de leur alliance avec des partis laïques.
Sur les questions régionales, ce qui se passe au nord du Mali n'a pas été condamné fermement par les instances religieuses concernées. La région du Sahel est idéale pour Al Qaîda, Ançar Eddine et le Mujao. Que cherchent-ils et surtout à quoi se préparent-ils ? Les islamistes maliens appartiennent, dans leur majorité, à la mouvance salafiste jihadiste pro-wahhabite. Leur influence sur le nord du pays s'explique par l'absence du pouvoir central. La démolition des mausolées des saints à Tombouctou et l'interdiction de la diffusion des chansons occidentales à la radio locale ne peuvent qu'alimenter la colère d'une bonne partie du peuple malien. Mais je ne pense pas qu'une intervention militaire de la part de l'OTAN ou d'autres pays voisins puisse mettre un terme à ce courant djihadiste. Seuls le peuple malien et les élites de ce pays peuvent réduire l'influence d'un tel courant.
Al Qaîda, Ançar Eddine, Mujao, Boko Haram… Le continent va-t-il vers la «démocratisation» des groupuscules islamistes et au final la justification des interventions étrangères ? C'est une règle générale, la démocratisation des groupuscules islamistes passe évidemment par l'intervention étrangère. Cela est peut-être vrai dans certains pays du Printemps arabe. Pour la Tunisie, je pense que la rationalisation du phénomène islamiste aura plus de chance de se concrétiser si les Nahdhaouis renoncent à leur alliance avec les salafistes et s'ils acceptent de ne pas instrumentaliser la religion à des fins politiques. C'est un pari difficile mais possible. Le modèle turc rejeté par les Frères musulmans du Monde arabe séduit encore l'aile libérale du parti Ennahda.